Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/832

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chais les traces de scènes militaires dont j’avais encore connu quelques acteurs, je me demandais si, par un étrange caprice du sort, ces mêmes remparts ne verraient pas se défaire l’œuvre de 1781, et si des lenteurs du nouveau siège d’York-Town n’allaient pas sortir et la ruine de la grande république et le déchirement de l’alliance franco-américaine. Le sort de l’Union était aux mains du Dieu des batailles, nul ne pouvait prévoir ses arrêts ; mais l’alliance franco-américaine, cette alliance si favorable jusqu’ici à toutes les idées généreuses, était plus dépendante des volontés humaines. Sans doute la lutte qui avait lieu devant York-Town était une guerre civile, et, bien que l’on combattît dans les rangs des fédéraux pour la plus juste des causes, rien n’obligeait la France à y envoyer ses soldats ; mais le poids de l’épée de la France se fait sentir de loin comme de près, et les Américains du Nord auraient voulu voir leurs vieux alliés faire peser leur influence du côté où étaient la justice et la liberté.

Il était manifeste qu’avec les moyens puissans dont on disposait, la prise de York-Town n’était qu’une affaire de temps. Ecrasée sous la masse des feux qui allaient s’ouvrir contre elle, sans casemates pour abriter les soldats, sans autre défense que des ouvrages en terre et des palissades, la place n’avait même pas la chance d’opposer une résistance de quelque durée. Tout était prêt pour ce coup décisif. Non-seulement un bombardement terrible allait être dirigé contre la ville, non-seulement des troupes d’élite étaient désignées pour faire suivre ce bombardement d’un grand assaut, mais les transports à vapeur n’attendaient qu’un signe pour pénétrer dans le York-River aussitôt la place prise et aller débarquer les troupes de Franklin au haut de la rivière, sur la ligne de retraite de l’armée confédérée. Une partie de ces troupes était même en permanence à bord des transports. Elles n’auraient mis que quelques heures à parcourir par eau l’espace que l’armée ennemie eût mis deux jours au moins à franchir par terre. Chassée des lignes de York-Town par une attaque de vive force, poursuivie l’épée dans les reins, interceptée sur sa route par des troupes fraîches, cette armée eût été dans une situation très critique, et les fédéraux eussent pu trouver là ce dont ils avaient tant besoin : un succès militaire éclatant.

Ils n’en avaient pas seulement besoin pour éviter les risques fâcheux dont la campagne les menaçait en se prolongeant, l’intérêt politique était peut-être plus pressant encore que l’intérêt militaire. Une victoire, et une victoire décisive, pouvait seule amener le rétablissement de l’Union, ce but ardemment poursuivi par tous les patriotes américains, qui mettaient au-dessus des passions de partis et