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puissance navale des États-Unis. Il ne faut pas la juger par ce qu’elle est, mais par ce qu’elle peut devenir du jour au lendemain. Il est peu probable que les flottes américaines viennent jamais attaquer celles de France ou d’Angleterre dans les mers d’Europe, et, dans l’hypothèse d’une agression de notre part, je ne sais si une guerre maritime ne se présenterait pas tout aussi compliquée d’éventualités et d’incertitudes avec les États-Unis qu’avec l’Angleterre.

Il faut passer quelques jours sur la rade de New-York pour se faire une idée de cette aptitude que je viens de signaler chez l’Américain, et dont aucun peuple ne réunit à un égal degré les élémens variés. Certains ports de premier ordre, comme Londres ou Liverpool, l’emporteront peut-être en mouvement total; mais ce mouvement sera disséminé sur la vaste étendue de la Tamise, ou bien, ne se traduisant qu’en entrées et en sorties de navires, son importance ne laissera pas que d’être empreinte d’un certain cachet de monotonie. Ici il semble que toute la vie de la cité soit sur l’eau. Quel que soit le point de la rade sur lequel le regard s’arrête, et je ne cite le fait que pour l’avoir maintes fois expérimenté, rarement on y apercevra moins de dix ou douze vapeurs en marche, grands et petits, beaux et laids, mais appropriés aux usages les plus divers. Les uns, vastes et rapides, sont des omnibus flottans, car New-York, Brooklyn, New-Jersey, Hoboken, toutes les villes en un mot qui bordent la rade, forment une sorte de Venise gigantesque dont les canaux sont des bras de mer. Ces ferries (tel est leur nom), qui vous font franchir la rade pour deux sous, portent jusqu’à un millier de personnes, vingt-cinq voitures de toute espèce, davantage même, et bien que l’on en compte vingt-deux lignes distinctes, ils se suivent à moins d’intervalle que nos omnibus du boulevard. D’autres vapeurs sont transformés en citernes, et vont approvisionner d’eau les navires de toutes nations mouillés dans East-River, dans l’Hudson, ou dans le bras de mer de l’entrée jusqu’aux Narrows; d’autres vont et viennent sans but défini, offrant à tout le monde leurs services en tout genre; d’autres sont remorqueurs, et s’attellent à un clipper de 3,000 tonneaux, qu’ils conduisent sur la grande route de Chine ou du Pacifique, pour ramener au retour quelque autre navire du dehors. A peine le soleil a-t-il réveillé la rade qu’arrivent à toute vitesse les steamboats, ou mieux les cathédrales flottantes qui descendent de Troy, d’Albany, de Boston et des nombreux ports de Long-Island. En même temps les ferries se chargent de maraîchers et des mille provisions de la campagne. Les infatigables remorqueurs commencent leur journée en fouillant la rade en tous sens. Plus l’heure avance, plus le panorama devient varié. On entend à New-Jersey le sifflet d’un train de Philadelphie,