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celle du ministre : 15 millions de francs par jour, c’est-à-dire près de 5 milliards 1/2 de budget annuel, tel avait été le résultat proclamé dans le congrès et généralement admis dans le pays[1] !

Ce fut une révélation. C’était la première fois que l’Américain se voyait embarqué dans une guerre sérieuse; il ignorait combien ce jeu est plaisir de prince, et néanmoins il est juste de reconnaître que sa philosophie fut peu ébranlée. Nul Mirabeau ne vint lui dire que la hideuse banqueroute menaçait de l’engloutir, lui, ses biens et son honneur. Au contraire on le berça d’illusions, on lui promit monts et merveilles, on lui assura que tout serait fini dans trois mois, et il reprit son existence mêlée de commerce et de politique avec le flegme fiévreux qui lui est propre, s’il est permis d’accoupler ces deux mots. La puissante métropole américaine d’ailleurs n’avait pas encore véritablement souffert de la guerre. Les mauvaises récoltes de céréales en Europe avaient donné à son commerce une impulsion qui compensait à peu près la rupture de ses relations avec les états du sud, et New-York, malgré l’absence de toute centralisation administrative, malgré le principe fédératif qui forme la base de la constitution du pays, New-York est aux états du nord ce que Paris est à la France. Si, par une singulière aberration de jugement, les sécessionistes n’étaient pas allés jusqu’à croire que la cité impériale (c’est le nom qu’elle se donne) prendrait parti pour eux, ils n’eussent certainement pas tiré le premier coup de canon sur le fort Sumter; mais le complot sur lequel ils comptaient n’était pas mûr, et l’indignation inattendue que ce coup de canon provoqua dans la grande ville fut une véritable explosion de nationalité. En dépit de l’orage financier qui s’amoncelait à l’horizon, New-York continua donc à faire des meetings et à exporter des farines, à décréter des jours tantôt d’actions de grâces, tantôt de mortification, de jeûne et de prière, à suivre avec conscience les élections sans fin qui sont le rocher de Sisyphe de la vie politique américaine, et à fêter les régimens qui traversaient incessamment la ville pour se rendre à l’armée.

Chaque jour, ces longues colonnes aux allures flottantes, aux uniformes un peu trop calqués sur les nôtres, remontaient la belle rue de Broadway et venaient former les faisceaux sur la place de City-Hall, que la guerre avait transformée en une sorte de camp. Là, sous des tentes, étaient les bureaux d’enrôlement des divers corps organisés ou en voie de formation. Le sergent recruteur, assisté de quelques soldats, se promenait de long en large, attendant la pratique,

  1. Nous n’avons pas la prétention de discuter dans ces quelques lignes la situation financière des États-Unis. Cette question a été étudiée avec trop d’autorité dans la Revue du 1er septembre 1862 ; aussi ne faisons-nous que rapporter ici les idées qui avaient cours à New-York à l’époque dont nous parlons.