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rent d’un commun accord en se bornant à enregistrer le fait pur et simple de la reddition des envoyés du sud, et nulle réclamation ne s’éleva, tant l’on comprenait que tout devait disparaître devant le but unique du maintien de l’Union! Le jour même du dénoûment, je traversais l’Hudson sur un des vapeurs qui vont au faubourg de Jersey-City, lorsque mon attention fut attirée sur un groupe d’où sortaient constamment, au milieu d’une discussion bruyante, les noms de Sliddell et de Mason. Je m’approchai : un marin de quelque bâtiment de commerce anglais chantait les louanges de sa patrie avec une verve au moins imprudente, à en juger par la violence des cris qui l’interrompaient à chaque instant. Des paroles on vint naturellement aux coups, et la partie fut d’abord loyalement égale entre l’orateur et un champion américain sorti du groupe, lorsqu’un patriote moins scrupuleux termina la lutte en frappant l’Anglais de son bowie-knife derrière l’oreille. Ce fut le seul sang versé dans cette affaire du Trent, qui avait failli mettre le monde en feu et l’Amérique en pièces.

L’année 1862 s’ouvrit sur ces entrefaites. Comme inauguration, le pays reçut le rapport du ministre des, finances, M. Chase, et apprit que d’un commun accord les banques de New-York, de Boston, de Philadelphie et d’Albany suspendaient leurs paiemens en espèces. C’était l’avènement du papier-monnaie, malheureusement trop justifié par le compte-rendu du ministre. Bien que la guerre n’eût pas un an de date, le déficit s’élevait dès lors à 1 milliard 75 millions de francs. Les budgets américains se règlent d’un mois de juillet à l’autre; or, pour atteindre le mois de juillet 1862, le ministre évaluait les seules dépenses de la guerre à 2 milliards 725 millions, plus 1 milliard 900 autres millions, si la lutte exigeait que les efforts fussent poussés jusqu’en juillet 1863. À cette dernière date, d’après les dépenses et les emprunts que l’on pouvait prévoir, la dette publique monterait à près de 5 milliards. L’exposé n’avait rien de rassurant pour une nation dont la dette, un an auparavant, ne figurait guère que pour mémoire au budget, et ce début était d’autant plus fâcheux que les évaluations de M. Chase passaient pour être au-dessous de la réalité, grâce au désordre général, grâce à l’improbité des fournisseurs et de l’administration, grâce surtout à l’inexpérience des gouvernans, car ce n’est pas impunément que l’on met sur pied 640,000 volontaires alors qu’on n’a jamais eu à régir qu’une armée embryonnaire de 15,000 hommes disséminés par groupes insignifians. Si le gaspillage avait été moindre pour les armemens maritimes, il n’en fallait pas moins solder une flotte de 246 navires montés par 22,000 matelots. De ces gigantesques alignemens de chiffres, on tirait une conclusion bien différente de