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points à mettre en lumière, le fonds proprement dit : la tâche du poète consiste à former avec ces élémens un tout gracieux et animé… Il est peu d’hommes, ajoutait-il, qui possèdent l’imagination propre à concevoir les réalités. Au contraire, presque tous aiment à transporter leur pensée dans des régions et des situations bizarres, qui ensuite agissent sur leur imagination et la faussent. » Enfin il signalait l’écueil opposé, c’est-à-dire la négation de la fantaisie, le calque servile des choses observées, en blâmant « ceux qui se cramponnent à la réalité et qui sont, sous ce rapport, d’une exigence méticuleuse, parce qu’ils sont complètement dénués de poésie. »

De tels conseils sont de tous les temps. Qu’y ajouter ? La seule réalité a l’avantage d’être chose certaine, mais elle est singulièrement étroite et despotique. Elle défend à l’esprit d’aller plus loin que le corps. Celui qui veut se connaître et savoir ce dont il est capable obéira-t-il à cette sa gesse mesquine ? Se contenter de la réalité, c’est, si l’on veut, sentir ; à coup sûr, ce n’est point aller jusqu’à faire acte de réflexion et d’intelligence. Or c’est en s’étudiant eux-mêmes que les jeunes écrivains tentent d’accomplir aujourd’hui cet acte important. La pensée est bonne, surtout si on la considère comme point de départ, comme un moyen de mieux pénétrer dans les choses extérieures et de mieux observer la réalité. Il est certain qu’on ne se contente plus aujourd’hui de l’imagination : le conteur se sacrifie au moraliste, et demande à la critique d’élargir son point de vue pour le juger. Il y a longtemps que la critique a répondu à la demande et peut même revendiquer comme son honneur cette introduction de l’histoire, de la psychologie, du milieu social, dans la décomposition des élémens d’une œuvre. Elle est donc prête, et elle attendra patiemment le chef-d’œuvre qui peut naître tout à coup, sans que rien en vienne d’avance annoncer l’apparition. Comment la critique croirait-elle à la décadence absolue dans les choses de la pensée ? Elle croit à la décadence des forces matérielles, des organisations politiques, de toutes ces choses qui ne peuvent assurer leur existence que par le maintien exclusif du statu quo accidentel qui fut leur raison d’être ; elle croit aussi à la décadence des formes spéciales que revêtent, selon les temps, les divers genres de littérature ; mais au-dessus de ces expressions passagères demeure l’esprit humain, qui précisément tend toujours à renouveler cette expression, parce qu’il ne puise qu’en lui-même la source idéale de son développement continu. D’ailleurs ces momens d’arrêt, l’âme humaine en profite pour refaire son éducation, pour se retremper dans le passé. Ensuite elle éprouve un besoin nécessaire d’agir par elle-même et de résoudre les problèmes du présent. Nous traversons une de ces périodes laborieuses, mais qui ont leurs lendemains éclatans. Il est permis de croire que l’élan qui succéda jadis au marasme littéraire du premier empire est un de ces miracles qui se renouvellent.


EUGENE LATAYE.


V. DE MARS.