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le hardi conseiller de la petite monarchie sarde, par tradition de famille et par caractère, était de trop vieille race piémontaise pour ne pas s’inquiéter un peu (au moment même de s’en servir si utilement pour son pays) du redoutable allié qu’il avait appelé à son aide. Il avait consenti à payer le prix du service en nature, c’est-à-dire en belles et bonnes provinces appartenant de date immémoriale à la monarchie sarde, mais il ne voulait pas être entraîné à le payer plus cher encore, c’est-à-dire par une dépendance trop absolue et une vassalité trop complète. À ce point de vue, la cession de Nice et de la Savoie, conditionnellement et secrètement convenue (quoiqu’il prévît bien qu’un pareil sacrifice lui serait amèrement reproché), ne lui déplaisait pas. Dans sa pensée, elle l’exemptait d’une trop lourde reconnaissance ; elle rétablissait jusqu’à un certain point l’égalité entre les contractans ; elle liait la France, elle l’obligeait, par le profit même qu’elle en retirait, à maintenir et à défendre le nouveau royaume qu’il s’agissait de fonder. Ce n’est pas tout : outre sa fierté piémontaise, M. de Cavour avait au plus haut degré l’ambition italienne. Mieux que personne, il sentait qu’une nation ne se crée point de fantaisie par simple agrandissement territorial et par la mise en commun de quelques états naguère séparés. Nul n’avait plus souvent et plus amèrement que lui déploré la facilité avec laquelle l’Italie avait, dans le passé, laissé les étrangers décider chez elle et pour elle de sa propre destinée. Rien ne lui tenait tant à cœur que de la voir mettre cette fois la main à l’œuvre, payer de sa personne et se laver d’anciens reproches trop mérités. La petite armée piémontaise était prête, et ferait certainement son devoir. Il brûlait de l’engager. « Il faut, s’écriait-il souvent au mois d’avril 1859, que nous ayons tiré le canon avant l’arrivée des Français[1]. » Cela même encore ne lui suffisait pas. Si la querelle était vidée en champ clos au moyen des seules armées régulières de la France et du petit Piémont, on avait chance presque certaine de remporter quelque éclatante victoire contre l’Autriche. Militairement la cause serait gagnée ; politiquement, selon M. de Cavour, il n’y aurait rien eu de fini ni même de commencé, car l’Italie resterait toujours à faire. C’est dans cette pensée que, malgré quelques-uns de ses collègues, à leur insu ou du moins sans beaucoup les consulter, ce qui était souvent sa manière, M. de Cavour, avec sa décision ordinaire, appelait à Turin tous les hommes de bonne volonté disposés à prendre les armes pour la cause nationale. Il alla chercher dans son exil à Paris le général Ulloa, qui avait défendu Venise contre les Autrichiens, et dans sa retraite de Caprera l’audacieux chef de bandes

  1. Récits et Souvenirs, p. 392.