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y arriva en secret, dans le plus strict incognito, muni d’un passeport sur lequel son nom ne figurait pas. Que se passa-t-il dans cette entrevue ? Un seul des deux interlocuteurs pourrait le dire aujourd’hui. M. de La Rive, qui vit de nouveau M. de Cavour à son retour de Plombières, regarde comme acquis à l’histoire qu’on y convint « de la création d’un royaume de l’Italie du nord, s’étendant jusqu’à l’Adriatique et comprenant les duchés de Parme et de Modène ; la Toscane agrandie de la portion des états pontificaux située au versant septentrional des Apennins ; en retour, cession de Nice et de la Savoie à la France[1]. » M. de Cavour avait toujours espéré la guerre ; pour la première fois, elle lui était formellement promise, et ce n’est pas lui que la note du Moniteur sur l’état de nos bons rapports avec l’Autriche pouvait un instant abuser. Il était désormais sûr de son fait. Quels seraient cependant le prétexte, le lieu et le moment ? Cela n’avait pas été, à ce qu’il paraît, précisément fixé, ou du moins on l’a toujours ignoré. Le public, qui prête volontiers aux personnages considérables des volontés parfaitement arrêtées d’avance, s’est plu à imaginer que la vive interpellation adressée par l’empereur à M. Hübner au 1er janvier 1859 était le signal convenu. Il n’en était rien. M. de La Rive affirme (et nous avons toute raison de penser comme lui) qu’elle surprit à Turin M. de Cavour autant qu’à Paris elle consterna la Bourse. Il paraît même avéré que l’empereur était loin de s’attendre à l’effet produit par ses paroles ; elles eurent pour résultat d’avertir l’Autriche et de la mettre sur ses gardes. La France et le Piémont y perdaient le bénéfice d’être prêts avant leur adversaire et de choisir le point d’attaque. M. de Cavour, désireux de garder toutes les meilleures chances pour la petite armée piémontaise, en fut vivement contrarié, même un peu déconcerté. Cependant il pouvait annoncer la guerre comme imminente ; il avait encore le temps de la préparer : cela suffisait pour le rassurer et pour le consoler de tout. Il faut lire dans M. de La Rive les curieux détails de sa joyeuse et féconde activité pendant les quelques mois qui précédèrent l’ouverture des hostilités, et ce n’est point exagérer que de répéter après son biographe que l’instant où elles éclatèrent fut pour lui un moment de repos presque autant que de triomphe.

Mais pénétrons un peu plus avant dans cette vie si prodigieusement occupée, et tâchons d’expliquer ce qui se passait au fond même de l’âme de M. de Cavour. Malgré l’ardeur passionnée avec laquelle il avait sollicité le secours indispensable de la France, si persuadé qu’il fût qu’il avait en cela fait acte de politique sensé et de bon citoyen,

  1. Récits et Souvenirs, p. 384.