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bonhomie naturelle et quelque peu narquoise. Il y a un vrai plaisir d’intelligence et comme une sorte d’intérêt dramatique à le considérer dans le récit de M. de La Rive tantôt marchant à ciel ouvert et tout droit vers le but qu’il s’est proposé, tantôt s’en approchant peu à peu avec des ambages infinis, par des voies détournées, à l’aide de moyens où l’adresse, il faut le dire, avait parfois plus de part qu’une trop rigide rectitude. Plein de mépris pour la routine, ennemi des règles étroites et des prescriptions minutieuses, il s’entendait singulièrement et même se plaisait aux détails de l’administration. Dans quelque branche que ce fût des services publics (et il les mania tous), ce gentilhomme amateur, devenu ministre à quarante ans, se trouva être, quand la nécessité s’en fit sentir, un organisateur excellent. Fin diplomate s’il en fut, il ne prenait guère la peine de s’imposer la réserve de la profession. Il ne craignait même pas d’user à l’occasion envers ceux avec lesquels il traitait d’un très libre langage, confiant qu’il était, en négociations comme en toutes choses, dans l’effet de sa parole et dans son ascendant sur les personnes ; mais c’est surtout au plus profond des opinions mêmes de M. de Cavour qu’apparaît un contraste des plus singuliers et véritablement extraordinaire. Pour qui sait bien déchiffrer les bizarres complications de cette riche nature, il est facile d’y découvrir comme deux courans opposés en état de lutte permanente. Peut-être risquons-nous d’étonner beaucoup quelques-uns de ses admirateurs les plus passionnés comme de ses détracteurs acharnés, si nous osons avancer que cet esprit si aventureux, si révolutionnaire faudrait-il dire (mais l’épithète sonne mal aujourd’hui à de trop chastes oreilles), a débuté par être, et malgré les apparences n’a jamais cessé de demeurer, en ce qui touchait la politique intérieure, un conservateur très décidé, et, pour risquer le vrai mot, une façon de doctrinaire italien.

Tel nous l’avons connu à Turin en 1833, tel il se montre dans son active correspondance avec ses parens et ses amis de Genève, adhérant le plus souvent de tout son cœur, jusqu’en 1848, à la politique de M. de Broglie et de M. Guizot, plein de mauvaise humeur, n’en déplaise à ses amis d’outre-mer, contre ce qu’il appelle « les dégoûtantes diatribes des journaux ministériels anglais sur les princesses espagnoles et sur le roi Louis-Philippe[1]. » C’est au milieu du centre droit que tout d’abord il prend position en entrant dans les chambres piémontaises. Il appuie sans balancer de son vote et de sa parole le ministère catholique et libéral de MM. de Balbo et d’Azeglio. Il n’hésite pas à combattre de toutes ses forces le cabinet

  1. Lettre de M. de Cavour à M. William de La Rive.