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devenu théoricien définissait le beau avant de le produire, posait des principes dans sa préface et n’inventait que d’après un système préconçu ; mais l’ascendant de la métaphysique était bien plus visible encore au centre de l’œuvre qu’à l’entrée, car non-seulement elle prescrivait à la poésie sa forme, mais encore elle lui fournissait son fonds. Qu’est-ce que l’homme et que vient-il faire en ce monde ? Quelles sont les grandeurs lointaines auxquelles il aspire ? Y a-t-il un port qu’il puisse atteindre, et une main cachée qui le conduise vers ce port ? Ce sont là les questions que les poètes, transformés en penseurs, agitaient de concert, et Goethe, ici comme ailleurs père ou promoteur de toutes les hautes idées modernes, à la fois sceptique, panthéiste et mystique, écrivait dans son Faust l’épopée du siècle et l’histoire de l’esprit humain. Ai-je besoin de dire que chez Schiller, Heine, Beethoven, Hugo, Lamartine et Musset, le poète, à travers sa personne particulière, fait toujours parler l’homme universel ? Les personnages qu’ils ont créés, depuis Faust jusqu’à Ruy Blas ne leur ont servi qu’à manifester quelque grande idée métaphysique et sociale, et vingt fois cette idée trop grande, crevant son enveloppe étroite, a débordé hors de toute vraisemblance humaine ou de toute forme poétique pour s’étaler elle-même sous les yeux des spectateurs. Telle fut la domination de l’esprit philosophique, qu’après avoir violenté ou raidi la littérature, il imposa à la musique des vers humanitaires, infligea à la peinture des intentions symboliques, pénétra dans la langue courante, et gâta le style par un débordement d’abstractions et de formules dont tous nos efforts ne parviennent plus aujourd’hui à nous débarrasser. Comme un enfant trop fort qui se dégage de sa mère en la blessant, il a tordu les nobles formes qui avaient essayé de le contenir, et traîné la littérature à travers une agonie d’angoisses et d’efforts.

Ce n’est point ici qu’il avait sa patrie et de l’Allemagne à l’Angleterre le trajet se trouva bien long. Pendant longtemps il parut dangereux ou ridicule. « Tout ce qu’on savait de l’Allemagne[1], c’est que c’était une vaste étendue de pays, couverte de hussards et d’éditeurs classiques ; que si vous y alliez, vous verriez à Heidelberg un très grand tonneau, et que vous pourriez vous régaler d’excellent vin du Rhin et de jambon de Westphalie. » Quant aux écrivains, ils paraissaient bien lourds et maladroits. « Un Allemand sentimental ressemble toujours à un grand et gros boucher occupé à geindre sur un veau assassiné. » Si enfin leur littérature finit par entrer d’abord par l’attrait des drames extravagans et des ballades fantastiques, puis par la sympathie des deux nations qui, alliées contre la

  1. Edinburgh Review, juin 1810.