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peintes. Ils ont du talent et point de génie ; ils tirent leurs idées, non de leur cœur, mais de leur tête. Telle est l’impression que laissent Lalla Rookh, Thalaba, Roderick, Kehama, et le reste de ces poèmes. Ce sont de grandes machines décoratives appropriées à la mode. La marque propre du génie est la découverte de quelque large région inexplorée dans la nature humaine, et cette marque leur manque ; ils témoignent seulement de beaucoup d’habileté et de savoir. En somme, j’aime mieux voir l’Orient dans les Orientaux d’Orient que dans les Orientaux d’Angleterre, chez Vyasa ou Firdousi que chez Southey ou Moore ; leurs poèmes ont beau être descriptifs ou historiques, ils le sont moins que les textes et pièces justificatives qu’ils ont soin de mettre au bas.

Par-delà toutes les causes générales qui ont entravé cette littérature, il y en a une nationale : ils n’ont pas l’esprit assez flexible, et ils ont l’esprit trop moral. Leur imitation n’est que littérale. Ils ne connaissent les temps passés et les pays lointains qu’en antiquaires et en voyageurs. Quand ils mentionnent un usage, ils mettent leurs autorités en note ; ils ne se présentent au public que munis d’attestations ; ils établissent par certificats valables qu’ils n’ont pas commis une faute de topographie ni de costume. Moore, comme Southey, nomme ses garans : sir John Malcolm, sir William Ouseley, M. Carue et autres personnages qui reviennent d’Orient, tous témoins oculaires. « La description de Balbec, de la plaine et de ses ruines, dit un de ces messieurs, est admirablement fidèle. Le minaret est tout près de là sur la pente, et il ne manquait que le cri du muezzin pour rompre le silence. » — « J’aurais juré, dit un autre, que Moore a voyagé en Orient ! » A cet égard, leur minutie est plaisante[1], et leurs notes, prodiguées sans mesure, montrent que leur public tout positif impose aux denrées poétiques l’obligation de prouver leur provenance et leur aloi ; mais la grande vérité qui consiste à entrer dans les sentimens des personnages leur échappe : ces sentimens sont trop étranges et immoraux. Quand Moore a essayé de traduire et de refaire Anacréon, on lui a déclaré que sa poésie était bonne pour une maison de filles[2]. Pour écrire un poème indien, il faut être panthéiste de cœur, un peu fou et assez habituellement visionnaire ; pour écrire un poème grec, il faut être polythéiste de cœur, païen à fond et naturaliste de métier. C’est pour cela que Heine a parlé si bien de l’Inde, et Goethe si bien de la Grèce. Un véritable historien n’est pas sûr que sa civilisation soit parfaite, et vit aussi volontiers hors de son pays qu’en son pays. Jugez si des Anglais peuvent

  1. Voyez les notes de Southey.
  2. Revue d’Edimbourg.