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dans le détail, le contraste est plus grand encore. Il n’a point l’air de songer qu’on l’écoute, il ne se parle qu’à lui-même. Il n’insiste pas sur ses idées, comme les classiques, pour les mettre en relief et en saillie par des répétitions et des antithèses ; il note sa sensation, et puis c’est tout. Nous la suivons en lui à mesure qu’elle naît, nous la voyons sortir d’une autre, grandir, s’abaisser, puis remonter encore, comme nous voyons la vapeur qui sort d’une source s’élever insensiblement, enrouler et développer ses formes changeantes. La pensée, qui chez les autres était figée et raidie, devient ici mobile et fluide ; le vers rectiligne s’assouplit, le vocabulaire noble élargit sa trame pour laisser entrer les mots vulgaires de la conversation et de la vie. Enfin la poésie est redevenue vivante ; ce ne sont plus des mots qu’on écoute, mais des émotions qu’on ressent ; ce n’est plus un auteur qui parle, c’est un homme. Sa vie est bien là, sous ces lignes noires, tout entière, sans mensonge ni apprêt ; tout son effort s’est employé à ôter l’apprêt et le mensonge. Quand il décrit sa petite rivière, sa chère Ousse, « qui tourne lentement dans la plaine unie parmi les spacieuses prairies çà et là tachées de bétail[1], » il la voit intérieurement, et chaque mot, chaque coupe, chaque son correspond à un changement de cette vue intérieure. Il en est ainsi de tous ses vers ; ils sont gros d’émotions personnelles, véritablement éprouvées, jamais altérées ni déguisées, tout au contraire exprimées avec leurs nuances et leurs ondulations fugitives, en un mot telles qu’elles sont, c’est-à-dire en train de se faire et de se défaire, non pas toutes faites, immobiles et fixes, comme l’ancien style les représentait. En cela consiste la grande révolution du style moderne. L’esprit, dépassant les règles connues de la rhétorique et de l’éloquence, pénètre dans la psychologie profonde, et n’emploie plus les mots que pour chiffrer les émotions.


III

Alors parut[2] l’école romantique anglaise, toute semblable à la nôtre par ses doctrines, ses origines, ses alliances, par les vérités qu’elle découvrit, les exagérations qu’elle commit et le scandale qu’elle excita. Ils formaient une secte, « secte de dissidens en poésie[3], » qui parlaient haut, se tenaient serrés, et révoltaient les

  1. Here Ouse slow winding through a level plain
    Of spacious meads, with cattle sprinkled’ o’er,
    Conducts the eye along his sinuous course
    Delighted.
  2. 1793-1794.
  3. Revue d’Edimbourg, octobre 1802.