Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/343

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans cette action où tout est monotone, où tout le long de la longue journée les bras lèvent le même fléau et enfoncent la même charrue, si la pensée ne prend pas ce mouvement uniforme, l’ouvrage est mal fait. Que le poète prenne garde de se laisser détourner par la poésie ; qu’il prenne garde de faire comme Burns, « de ne songer à son travail que pendant qu’il y est. » Il doit y songer toujours, le soir en dételant ses bêtes, le dimanche en mettant son habit neuf, compter sur ses doigts ses œufs et sa volaille, penser aux espèces de fumier, trouver le moyen de n’user qu’une paire de souliers et de vendre son foin un sou de plus la botte. Il ne réussira point s’il n’a pas la lourdeur patiente d’un manœuvre et la vigilance rusée d’un petit marchand. Comment voulez-vous que ce pauvre Burns réussît. Il était déclassé de naissance, et se portait de tout son effort hors de son état. À la ferme de Lochlea, pendant les heures de repas, seuls instans de relâche, père, frères, sœurs, mangeaient une cuiller dans une main, un livre dans l’autre. Burns à l’école de l’arpenteur, et plus tard dans un club de jeunes gens, à Torbolton, agitait pour s’exercer les questions générales, et plaidait le pour et le contre afin de voir les deux côtés de chaque idée. Il emportait un livre dans sa poche pour étudier dans les champs aux momens libres ; il usa ainsi deux exemplaires de Mackensie. « Le recueil des chansons était mon vade mecum. Je tenais mes yeux collés dessus en menant ma charrette, chanson après chanson, vers après vers, notant soigneusement le vrai, le tendre, le sublime, pour les distinguer de l’affectation et de l’enflure… » Il entretenait exprès une correspondance avec plusieurs de ses camarades de classe pour se former le style, tenait un journal, y jetait des réflexions sur l’homme, sur la religion, sur les sujets les plus grands, critiquait ses premières-œuvres. « Jamais cœur n’a soupiré plus ardemment que le mien après le bonheur d’être distingué. » Il devinait ainsi ce qu’il ne savait pas, il s’élevait tout seul jusqu’au niveau des plus cultivés ; tout à l’heure, à Edimbourg, il va percer à jour les docteurs respectés, Blair lui-même ; il verra que Blair a de l’acquis, mais que le fond lui manque. En ce moment, il étudie avec minutie et avec. amour les vieilles ballades écossaises, et le soir dans sa petite chambrette froide, le jour en sifflant son attelage, il invente des formes et des idées. C’est à cela qu’il faut songer pour mesurer son effort, pour comprendre ses misères et sa révolte. Il faut songer que l’homme en qui se remuent ces grandes idées bat en grange, nettoie ses vaches, va piocher de la tourbe, clapote dans une boue neigeuse, et craint en rentrant de trouver des recors qui le mèneront en prison. Il faut songer encore qu’avec les idées d’un penseur il a les délicatesses et les rêveries d’un poète. Une fois, ayant jeté les