Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/292

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cherche à s’affranchir de la décrépitude ottomane, partout où il y a quelque chose de vivant, quelque chose qui ait de l’avenir, nous voyons éclater à la fois deux prétentions, l’une turque, l’autre anglaise, et les deux prétentions s’appuient l’une sur l’autre. La prétention turque, c’est que tout mouvement de vitalité chrétienne nuit à l’intégrité de l’empire ottoman. La prétention anglaise, c’est que tout ce qui nuit à l’intégrité de l’empire ottoman doit rencontrer en Europe une fin de non-recevoir formelle. Faut-il des exemples ? Il y a en Serbie, à Belgrade, des canons turcs qui menacent à chaque instant la vie nationale de la Serbie, la tête du prince et des consuls européens accrédités auprès de lui. Tout récemment, pour une querelle de police, le pacha turc a bombardé Belgrade ; les Serbes réclament ; la Turquie invoque l’intégrité de l’empire ottoman ; lord Palmerston soutient en plein parlement le droit des bombardans ; leur fantaisie est un peu vive, mais elle est conforme aux traités : elle fait partie de la souveraineté de l’empire ottoman. On a beau dire que la Serbie a une existence autonome, quasi indépendante, reconnue par les traités ; peu importe : tout doit céder à la magie de ce grand mot, l’intégrité de l’empire ottoman !

Nous reviendrons sur la question de la Serbie et du Monténégro ; nous examinerons ce que c’est que l’intégrité de l’empire ottoman, telle qu’elle est proclamée par le traité de 1856. L’intégrité de l’empire ottoman y est déclarée, j’ose le dire, plus que sa souveraineté absolue, plus que son entière indépendance, puisque d’une part l’autonomie des principautés unies du Danube, de la Serbie et du Monténégro est hautement reconnue, et que d’un autre côté les droits religieux, civils et politiques des populations chrétiennes sont expressément garantis. Et je ne suis pas étonné, quant à moi, que l’Europe, en 1856, ait plus songé à l’intégrité du territoire ottoman qu’à la souveraineté absolue du sultan. L’intégrité du territoire ottoman veut dire qu’aucune puissance européenne n’en usurpera une partie. C’est bien là la pensée de l’Europe. La souveraineté absolue du sultan voudrait dire que le sultan peut se passer tous ses caprices possibles, les siens, ceux de ses pachas, ceux même des derniers officiers de son sérail, contre ses sujets chrétiens. Or le traité de 1856 a un article spécial contre ce genre de souveraineté du sultan. Au reste, ce n’est point le lieu de discuter quelles sont les conditions auxquelles l’Europe a reconnu l’intégrité de l’empire ottoman. Contentons-nous en ce moment de signaler l’usage que fait l’Angleterre de ce grand mot, « l’intégrité de l’empire ottoman. » Elle a pris, pour ainsi dire, à l’entreprise tous les procès de la Turquie, et elle prétend les décider tous avec ce mot. Cette prétention est inadmissible.

Je ne puis pas assez m’étonner que le bon sens anglais, si vif et si