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chez les gens du sud qu’une énergie voisine de la rage. Cette population a d’ailleurs l’avantage du tempérament militaire : la classe des grands planteurs, à laquelle se rattachent la plupart des officiers supérieurs de l’ancienne armée fédérale, forme une espèce d’aristocratie habituée aux armes ; Les couches inférieures de la population, les petits blancs, comprennent en très grand nombre des aventuriers à mœurs violentes, pour qui l’apprentissage de la guerre n’est pas long. Repliée sur son propre territoire, l’armée des suddistes a pu y choisir ses positions : elle s’est formée tout d’abord par un appel de toutes les milices, c’est-à-dire par une espèce de levée en masse ; elle n’a pas de réserve. Le nord, après toutes ses pertes, va avoir plus de 800,000 hommes à mettre en ligne, et ce ne sera pas encore la moitié de ceux qu’il pourrait appeler.

Où aboutira le gigantesque conflit dont les contre-coups sont ressentis si douloureusement en Europe ? Bien hardi qui le dirait. Si je ne m’abuse toutefois, la situation est éclairée par les renseignemens financiers consignés ici, et il y a certaines éventualités qu’on peut prévoir. Si après une grande bataille l’armée qui défend Richmond est franchement battue, sa déroute sera celle de la confédération esclavagiste. Si au contraire le sort des armes est défavorable aux fédéraux, la guerre prendra du côté du nord le caractère révolutionnaire. Le pouvoir directeur passera des mains indécises aux mains vigoureuses, et le salus populi restera comme la seule et unique loi. Plus que jamais l’Europe verra ses intérêts compromis par la prolongation de la lutte, et peut-être cédera-t-elle à la dangereuse tentation d’intervenir. S’il en est ainsi, les fédéraux exaspérés, se jugeant en état de légitime défense, rejetteront sur l’Europe la responsabilité d’une mesure terrible devant laquelle ils ont reculé jusqu’ici ; ils proclameront l’affranchissement général et immédiat des noirs, et déchaîneront sur leurs adversaires les horreur ? d’une guerre servile. Les états négriers tomberont dans le chaos. L’Europe n’aura pas plus de coton qu’aujourd’hui, et elle aura compromis pour longtemps les débouchés américains, sans lesquels elle ne peut vivre.

Ces prévisions sont tristes. N’y a-t-il aucun moyen de conjurer tant de malheurs ? La guerre cesserait bientôt, si le sud perdait l’espoir d’être soutenu et si les gouvernemens européens proclamaient, comme c’est leur droit et leur devoir, qu’en aucun cas ils ne toléreront le rétablissement de la traite, ni les expéditions furtives dans les pays voisins pour y implanter l’esclavage. Quels désastres on aurait épargnés à l’Amérique et à l’Europe, si ces déclarations avaient été faites dès les premiers jours !


ANDRE COCHUT.