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et la sucer. On assure qu’il y a jusqu’à vingt-quatre paires de muscles employés à cette opération. Quoiqu’il en soit, il est certain que le mouvement de succion est un mouvement instinctif dont l’enfant n’a pas conscience, et cependant c’est bien son âme qui dirige en secret ce mouvement. La preuve, c’est que peu à peu, à mesure que l’enfant se développe, à mesure que la profonde obscurité où son âme était ensevelie se dissipe et reçoit les premières lueurs de la vie intellectuelle, l’enfant ne se borne plus à presser instinctivement le sein maternel, il sait qu’il est capable d’opérer ce mouvement, et il s’y applique avec un commencement d’intention et de volonté. Plus tard, il ira chercher des alimens, les portera à sa bouche, et exécutera avec pleine conscience et pleine volonté tous les mouvemens nécessaires pour préparer et pour aider la déglutition et la digestion. Voilà un fait très simple. On pourrait en citer des milliers de semblables, Ils rendent manifeste cette loi psychologique, qu’il y a dans l’âme une activité spontanée, instinctive, inconsciente, qui arrive par degrés à la conscience plus ou moins claire d’elle-même.

Ce n’est pas tout : voici un nouvel ordre de faits qui aboutissent à une conclusion non moins importante. Tout le monde sait que, pour apprendre à jouer d’un instrument de musique, une assez longue éducation est nécessaire. Il faut s’astreindre à répéter un très grand nombre de fois certains mouvemens, à frapper certaines touches, à faire vibrer certaines cordes, lesquelles répondent à tels et tels sons, produisent tels et tels accords. Par degrés, la main s’assouplit, l’oreille se forme. On lit plus vite la musique, on manie plus aisément les touches ou l’archet. On exécute bientôt en une minute des centaines de mouvemens, sans en avoir presque aucune conscience. On en vient enfin à ce point qu’il suffira quelque jour d’avoir pressé par hasard les touches d’un piano pour qu’à l’instant même l’imagination et la mémoire nous rappellent un air que la main exécute involontairement, sans que nous en soyons guère avertis autrement que par l’air lui-même, qui retentit à notre oreille distraite et glissé légèrement sur notre âme, occupée d’autres objets. Ici encore nous trouvons une activité qui se déploie sans réflexion, sans volonté, presque sans conscience, par l’effet d’une longue habitude. Rapprochez de ce fait tous les faits analogues, et le nombre en est infini, et vous arriverez à une nouvelle loi psychologique, je veux dire à constater dans l’homme une activité d’abord réfléchie, intentionnelle, qui devient par degrés irréfléchie, inconsciente, aveugle, et, passant bientôt du grand jour de la réflexion au demi-jour de la vie distraite et aux vagues lueurs de la rêverie, se perd enfin dans l’obscurité. Cette loi est la contre-partie de la précédente : là-bas une activité inconsciente qui arrive par une série continue de degrés à la conscience complète ; ici une activité consciente qui arrive