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au moment même où Louis XI recevait en Picardie les ambassadeurs du roi de Bohême ; il partit plein d’ardeur, plein de confiance, mais auparavant il avait lancé une bulle par laquelle George de Podiebrad était cité, à cent quatre-vingts jours de date, devant le tribunal du saint-siège pour y répondre à l’accusation d’hérésie. Ainsi les deux grands ennemis, le Turc et le Bohémien, ces deux ennemis qu’il s’obstinait à confondre dans l’emportement de sa colère, allaient être foudroyés du même coup. Tous les princes chrétiens étaient convoqués à Ancône avec leurs troupes. Un seul, celui qui, avec le Hongrois ou le Roumain, était le plus résolu à prendre les armes, celui qui sollicitait l’honneur et le péril du commandement, exclu de la convocation, était traduit comme un coupable devant la cour de Rome et condamné d’avance. Hélas ! le pape est à Ancône. Quel vide autour de lui, quel silence dans cette ville où devaient se rassembler par terre et par mer tous les soldats du monde chrétien ! A peine quelques bandes de condottieri, quelques compagnies de lansquenets, avaient répondu à l’appel. La bannière pontificale ne les garda pas longtemps. Les aventuriers avaient compté sur l’argent du pape, et le pape comptait sur la générosité des rois. Pie II eut la douleur poignante de voir s’évanouir sous ses yeux ce fantôme d’armée. L’intrépide vieillard voulait partir avec ses galères, se faire prendre par les Turcs, appeler sur lui les derniers supplices, espérant que le martyre d’un pape réveillerait enfin l’Europe chrétienne. Sans son neveu, le cardinal de Pavie, qui l’empêcha de céder au désespoir, il couronnait par cette sublime folie de la croix les tragiques scènes d’Ancône. Brisé par tant de secousses, il se sentait mourir. Le 14 août, malade, épuisé, sans forces, il eut la consolation de voir arriver les galères vénitiennes ; il se fit porter à la fenêtre pour les saluer de loin. Le lendemain, son agonie commençait ; il expira dans la nuit en répétant ces paroles : « Continuez, continuez ma sainte entreprise ! »

Il n’y a pas de scène plus touchante dans l’histoire. Quarante ans après, Raphaël, tout jeune encore, chargé de dessiner des cartons pour le dôme de Sienne, y retraçait la vie d’Æneas Sylvius. La grandeur du pontife à demi mort se levant pour saluer les galères de Venise est un des premiers spectacles qui inspirèrent ce merveilleux génie. Comment ne pas oublier les fautes et les violences du prêtre en face de ce trépas héroïque ? On aime à croire que Podiebrad, si magnanime lui-même, pleura son adversaire. Son émotion eût redoublé sans doute, s’il avait su quelles luttes bien autrement violentes, quelles luttes impies, féroces, anti-chrétiennes, allait lui susciter l’implacable successeur de Pie II.


SAINT-RENE TAILLANDIER.