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les peuples. La sociabilité ! nous tenons là, et pour l’avoir trouvé à sa place, un trait essentiel de la France. Or ceci tout d’abord ne nous explique pas mal pourquoi nous sommes tant gouvernés : c’est que nous sommes gouvernables, et cela par ce besoin de discipline qui caractérise toute relation, toute agglomération humaine, besoin d’autant plus impérieux, discipline d’autant plus serrée que la relation est plus multipliée, l’agglomération plus dense et plus nombreuse. Plus les égoïsmes que nous sommes se touchent de près, se rencontrent souvent, plus ils ont besoin de répression.

Telle sociabilité, telle réglementation : les deux choses vont ensemble, celle-ci proportionnée de tout point à celle-là, et naturellement fort abondante parmi nous. Ainsi à ce titre déjà nous sommes une race destinée à une certaine ampleur de gouvernement. Toutefois l’esprit de la France ne la soumet pas moins à cette conclusion que son humeur ne l’y incline. Comment aurions-nous cette idée contagieuse qu’on nous connaît, si cette idée n’était générale ? Et d’où viendrait cette généralité, si ce n’est d’un esprit philosophique ? Faites un pas de plus, et vous verrez que cet esprit, se donnant carrière dans la cité, y voudra mettre la justice comme le rapport essentiel des hommes, par où il arrive tout droit à l’emploi de la force contre les égoïsmes, au déploiement de l’état contre les individus. Dieu me garde de surfaire et de flatter les gouvernemens ! Ils sont égoïstes, eux aussi, mais hypocrites. Voilà leur supériorité sur l’individu, lequel est tout à la fois égoïste et cynique. Hypocrisie oblige : les gouvernemens, dans l’exercice de leur rôle, disent des choses que les peuples finissent par penser, avec certaines conséquences pratiques.

D’ailleurs, il ne faut rien outrer, les gouvernemens ne sont pas et ne peuvent être de simples masques à maximes édifiantes, à proverbes instructifs. Leur rôle finit par entrer en eux et devient à certaines heures une conviction. Quand il n’est personne qui n’emprunte quelque chose, et quelque chose de bon au métier qu’il fait, au corps ou à la caste dont il est membre, à l’atmosphère enfin qu’il respire, pourquoi l’homme d’état resterait-il purement homme, c’est-à-dire égoïste ? On a la preuve que le cardinal Mazarin, qui prenait de toutes mains, pensait parfois au bien public : sa correspondance en fait foi pendant les négociations du traité de Westphalie. Quand on découvrirait quelque chose de pareil sur le cardinal Dubois, cela ne m’étonnerait pas. Personne n’est à l’abri de sa conscience, non-seulement pour ce qu’il a fait (c’est le cas bien connu du remords), mais pour ce qu’il doit faire. Il est aussi difficile aux gouvernemens d’être égoïstes que d’être fainéans, en France surtout depuis 89. Il faut bien qu’ils agissent. Or ils ne peuvent se défendre de mettre çà et là dans leurs actes quelque chose de ce qui devrait en être le fond