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s’applique partout, bien ou mal venue des peuples : nous retrouvons ici ce fait, un des plus généraux et des plus impérieux de l’histoire, que les attributions viennent à un gouvernement comme le progrès vient à une société. Rien ne se perfectionne dans les sociétés, en fait de politique, de morale ou de bien-être, qu’à la condition d’armer l’état, de développer et de détailler son personnage.

C’est fort bien fait à vous, peuple inventif et ardent, d’avoir de la monnaie de papier ; mais laisserez-vous chacun battre cette monnaie comme bon lui semble ? Laisserez-vous payer en papier les artisans, les ouvriers, toutes les classes humbles et ignorantes, qui sont hors d’état de refuser ou d’apprécier cette monnaie ? « Je reconnais, dit lord Liverpool, que le papier de circulation d’une valeur élevée peut être très convenable pour mener à bien beaucoup de branches de commerce dans un pays aussi riche que la Grande-Bretagne ; mais il est un genre de papier auquel je m’oppose de toutes mes forces, c’est celui qui prétend remplacer le numéraire, particulièrement dans le paiement des ouvriers, des artisans, des matelots, du soldat, et dans le moindre commerce de détail[1]. »

Ainsi parlait cet homme d’état en 1819. Vingt-cinq ans après, sir Robert Peel réglementait les banques avec étonnement, avec indignation de ce que son pays eût supporté si longtemps les abus crians de leur liberté. Singulier peuple, pour le dire en passant, notre aîné, notre précurseur à ce point, qu’il corrigeait en 1844 les abus d’une chose dont nous avions à peine l’usage !

Un moment vint dans l’histoire de ce pays, une famine, où l’émigration coula comme un torrent. On sait que deux millions d’Irlandais s’expatrièrent aux environs de 1846, tandis qu’un million de leurs compatriotes se laissait mourir de faim sur place. On en était presque à ne plus comprendre la théorie de Malthus : il y avait plus de monde pour mourir et pour émigrer que pour naître ; mais une chose fut admirablement comprise, c’est qu’il n’était pas permis d’abandonner ces émigrans aux entrepreneurs de transports, pour être traités comme des ballots, pour être arrimés comme des nègres, sans air, sans jour, sans pudeur, sans médecin, sans aumônier. Cette idée n’était pas supportable. La loi parut au milieu de ces rapports nouveaux, elle vint se mettre entre l’émigrant et le spéculateur ; elle décréta un maximum de malaise et d’indécence qui ne put être dépassé. Du même pas, la loi descendit jusque dans les mines pour en chasser les femmes ; elle avait déjà pénétré dans les manufactures pour y stipuler, pour y imposer des écoles, quoi qu’en eussent le père et le maître.

Ce pays exerce dans toute leur tension l’énergie des individus,

  1. A Trealise on the coin of the realm, p. 239.