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utopie peut aller plus loin dans cette voie ; mais nulle société connue n’y a dépassé la nôtre.

Vous soupçonnez peut-être en tout ceci quelque virus monarchique ou révolutionnaire. Eh bien ! non : ce que vous avez là devant vous, c’est le pur esprit de la France, impérieux et immuable, traitant ces choses en 89 absolument comme elles étaient traitées dans les conseils de Louis XIV. Que voulez-vous ? C’est le tempérament, c’est le fond même de ce pays, à toute époque, de tenir pour la société contre les individus, pour l’état contre les castes, les ordres, les compagnies. La France est ainsi faite : en toute question où apparaissent ces deux termes, elle a un parti qui semble pris de longue date et à jamais, une solution innée pour ainsi dire. La France, qu’elle soit représentée par Richelieu et Colbert ou par l’assemblée constituante, abonde résolument dans la préférence des intérêts publics et des pouvoirs publics, on peut même dire jusqu’à un certain point du pouvoir exécutif. Ce n’est pas une tradition vraiment (est-ce que les traditions nous arrêtent ?), c’est un instinct ; nous n’y renoncerions qu’en cessant d’être nous-mêmes, en nous dénaturant corps et âme.

Rien n’étonne les étrangers civilisés comme notre justice administrative, un régime d’apparences bizarres où l’état veut des juges à lui, des juges de sa main et demeurant sous sa main, pour vider ses procès avec les particuliers, et surtout pour reconnaître ce contentieux, pour le reprendre à la justice ordinaire Voilà qui semble énorme. Est-ce que le droit des individus ne va pas périr à coup sûr et toujours devant cette illusion de tribunal ? Cette appréhension est fort naturelle, il ne tient qu’à vous de croire que l’état est son propre juge à lui-même ; mais d’un autre côté-vous plairait-il de laisser juger l’état avec cette conséquence de voir intercepter l’impôt qu’il demande, le conscrit qu’il appelle, la route qu’il veut ouvrir, de voir périr à l’application les lois qui l’ont armé et crédité pour le bien public ? Il est admis de tous que l’administratif et le judiciaire doivent demeurer soigneusement distincts ; mais, si cette limite n’est pas gardée par l’administration elle-même, l’état va tomber en tutelle de magistrats, ce qui promet certaines entreprises. Sous prétexte des droits privés dont ils sont gardiens, vous les verrez entraver tous les services publics, attirant à eux des questions dont ils ne sont pas juges, et les traitant soit avec une complaisance acquise à l’intérêt individuel, soit avec une entente fausse et bornée de l’intérêt général.

Il s’agit d’opter entre deux maux. Or ce choix est fait : il est de l’assemblée constituante à sa meilleure époque. Il ne lui vint point à l’esprit que les tribunaux ordinaires pussent toucher sous aucun prétexte aux lois d’où dépendent les services publics. Elle sentit bien que ces juges du gouvernement seraient le gouvernement lui-