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s’y brise à chaque pas, et d’abord par le fait des provinces : le royaume-uni se compose de provinces alliées plutôt que fondues, avec le même législateur, mais non avec les mêmes lois. Voilà pour l’individualité locale ; mais l’individualité est partout. L’autonomie est le fond des caractères non moins que de l’Irlande et de l’Ecosse, lesquelles ont chacune, comme on sait, leurs lois civiles et criminelles.

Regardez un peu comme les Anglais se comportent à l’égard de la chose publique. Vous pensez bien qu’ils instituent et contrôlent de fort près leur gouvernement, cela va sans dire ; mais il y a plus : leur effort, leur aspiration incessante est de réduire ou même d’éliminer le gouvernement. Ils ignorent la conscription, les livrets, les passeports. L’impôt qu’ils préfèrent est l’impôt indirect, c’est-à-dire aussi facultatif que possible. Ils forment des sociétés, même politiques ; ils élèvent des usines, fût-ce de vitriol, sans le moindre besoin d’une autorisation préalable. Liberté absolue des ligues électorales, des sectes religieuses, des coalitions ouvrières. Nulle loi n’oblige les communes soit à faire des routes, soit à entretenir des écoles. L’indépendance est le principe qui semble admis à l’égard de tout être collectif, que cet être soit une localité ou une association : routes parlementaires, trains parlementaires, c’est ainsi qu’on appelle certaines routes et certains trains, exceptionnels, soyez-en sûrs ; autrement le nom qu’on leur donne, la distinction qu’on en fait, n’auraient pas de sens. Enfin les Anglais n’ont pas de codes, cela est capital, et constitue, selon moi, un des grands témoignages que ce peuple ait portés sur lui-même. Quand les lois d’un pays ne peuvent tenir dans un livre, c’est qu’il ne leur est pas permis de former un système simplifiant et abrégeant tout sous le niveau de quelque idéal agréé ou imposé, c’est qu’elles ont à rester, comme les choses elles-mêmes, incohérentes et sinueuses, c’est que nulle situation, nulle existence ne se laisse toucher, même aux angles les plus difformes, quand elle a titre ou possession, le tout en vertu de cette arrogance, de cette apothéose du sens individuel, où chaque droit semble dire, comme Jéhovah : Je suis celui qui est.

On voit bien en ce pays que les localités, les corps, les individus s’appartiennent plus que partout ailleurs, et sont en quelque sorte confiés à eux-mêmes. Ce n’est pas assez dire : les individus sont quelquefois érigés en puissances, et la garde des lois leur est abandonnée. Il n’existe pas parmi les Anglais un organe de surveillance et de répression tel que notre ministère public : c’est affaire aux individus de dénoncer les délits et de saisir les tribunaux. C’est affaire à l’accusé de se défendre : la loi ne lui donne pas d’avocat. Ceci, pour le dire en passant, jette une certaine lumière sur un détail de mœurs dont vous avez eu sans doute les oreilles rebattues : je veux parler de ce soin que met le juge anglais à ménager l’accusé, à le