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des esprits est de tirer au clair l’essence, l’origine et la fin des choses.

Ici d’ailleurs, outre le naturel de la race, n’oubliez pas l’école où elle a grandi : il s’agit d’une race élevée au droit romain, c’est-à-dire tenant son éducation d’un peuple éminemment dénué du sens métaphysique, mais juriste et casuiste comme on ne l’est pas, auteur d’une législation qui s’est appelée raison écrite, dont l’effort pacifique fut de mettre le droit dans tous les replis de la société sinueuse et luxuriante qui naissait déjà il y a deux mille ans. Cette tradition est fort à considérer : c’est par là peut-être que l’esprit philosophique de la France, nonobstant ses ailes, touche à terre volontiers, et, si haut qu’il monte, aspire à redescendre en lois, en mesures de gouvernement, en propagande. Il tire de ses origines le caractère précis et humain de sa philosophie. Il y en a peut-être de plus haute, mais non de plus communicative, de plus contagieuse, et peut-être mérite-t-elle, pour ce prosélytisme organique, d’être signalée entre toutes.


II

Ainsi nous pouvons tenir pour certain que la France est sociable et douée d’esprit philosophique ; voilà ce que signifient cette langue, cette pensée rayonnantes que nous avons observées en elle. Or dans ce fait de la sociabilité française nous trouvons tout d’abord une lumière sur la question qui nous occupe, une certaine explication de tant de règlemens et de disciplines qui apparaissent en ce pays.

La société est pour chacun une abdication partielle de ses droits et de son indépendance, un accord de toutes les libertés à se respecter les unes les autres, c’est-à-dire à se borner chacune. À moins d’aller à nos semblables pour les battre ou pour les voler, ce qui est un contact assez fréquent, nous ne les rencontrons qu’à la condition de céder et d’effacer quelque chose de nous-mêmes, de nous réduire et de nous incommoder pour eux : c’est le prix auquel nous entrons avec eux en commerce d’idées, de sentimens et de produits. Supposez un moment l’essor égoïste et illimité de toutes les forces, de tous les instincts individuels ; ce n’est plus la société, mais la guerre, la sauvagerie. Ainsi la société est un état de choses où l’homme est limité par l’homme. Naturellement, plus la société comptera de personnes et de choses, de sujets et d’objets, plus cette limite se fera sentir et requerra de force gardienne. Vous subissez plus de règlemens dans une ville qu’en rase campagne : cela tient au voisinage, au froissement des biens et des gens : police vient de ville. En toute réunion publique ou privée, mille sujétions vous apparaissent en même temps que vos semblables. Allez à eux pour une association ou pour une profession, même indépendante, vous y trouvez des engagemens, une discipline non moins qu’appui et profit.