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fois même la seule consolation du pauvre, car on est riche ou pauvre à différens degrés, et la distinction de la forme donne souvent une valeur à des objets qui n’en ont guère par eux-mêmes. Cet instinct du goût qu’il est si difficile de définir se découvre, pour ce qui regarde les étoffes françaises, dans l’harmonie et l’heureuse distribution des couleurs, pour l’ameublement dans la pureté des lignes et la fraîcheur des décorations habilement motivées, enfin, jusque pour les ustensiles domestiques, dans certaines grâces sui generis auxquelles les objets de l’usage le plus commun ne se montrent point étrangers. Les soieries de Lyon attirent l’admiration universelle, surtout celle des femmes et des connaisseurs, par la richesse du tissu, la magnificence et la variété des tons, le fini et le charme des dessins. Deux robes de satin blanc ont principalement emporté tous les suffrages des Anglaises, l’une décorée avec des fleurs d’orchidées, l’autre représentant toute une volière, avec le plumage, les formes et pour ainsi dire les mœurs des oiseaux, car on les voit voler, se battre entre eux et poursuivre les insectes dont ils font leur proie. La jeune fille assez riche pour porter une telle robe pourrait, tout en se livrant aux plaisirs de la coquetterie, étudier sur cette peinture l’histoire naturelle. Les tapisseries des Gobelins soutiennent fièrement leur ancienne réputation ; des paris s’engagent tous les jours entre quelques Anglais de la province, qui de loin les prennent pour de magnifiques tableaux à l’huile jusqu’au moment où, vus de très près, ces trompe-l’œil, comme ils les appellent, montrent le point de la laine. Nos porcelaines de Sèvres semblent avoir un peu pâli cette année sous le ciel de Londres ; l’opinion de nos voisins est que cette célèbre fabrique a perdu du terrain sur certains points importans ; elle laisse, selon eux, à désirer pour l’originalité des sujets, l’éclat et la hardiesse des couleurs. Cette teinte rose connue sous le nom de rose du Barry et ce bleu de turquoise qui sert de fond à la plupart des ornemens sont à coup sûr d’une délicatesse exquise ; mais dans un pays où la lumière elle-même manque de vigueur on aimerait quelque chose de plus chaud et de moins uniforme[1]. Les verreries obtiennent au contraire le plus grand succès, autant pour la pureté du cristal que pour la suavité des formes ; on remarque surtout des ouvrages de verre colorés, des coupes et des vases, véritables caméléons qui changent de teinte à chaque instant sous les diverses influences de la lumière. L’histoire raconte que Néron paya six mille sesterces une coupe de verre taillée : qu’aurait-il donc donné pour de telles merveilles ! L’orfèvrerie et la bijouterie françaises se distinguent aussi par un caractère particulier ; chez elles du moins, la valeur des métaux et des pierres précieuses ne fait point oublier la

  1. Voyez sur l’art décoratif à Sèvres la Revue du 15 juin dernier.