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par le Christ sur la croix. Dans ce cours d’idées, il était naturel que Prométhée apparût comme une sorte de prophétie païenne de l’auguste drame de la passion. On retrouvait là, cloué par les mains et les pieds, un être divin plein d’amour pour les hommes, affrontant pour eux la plus cruelle destinée, payant par ses souffrances imméritées le salut du genre humain, que Jupiter irrité voulait faire périr. Cette coïncidence pouvait appuyer soit la théorie, renouvelée de Philon, des emprunts que la littérature grecque aurait faits aux livres de la Bible, soit l’hypothèse d’une révélation primitive qui, conservée pure dans les annales d’Israël, se retrouverait chez les autres peuples à l’état fragmentaire. On ne réfléchissait guère qu’il eût été bien difficile de tirer des livres bibliques existant au temps d’Eschyle quelque chose de semblable aux doctrines du Nouveau-Testament sur le salut du genre humain. On prenait alors la Bible en bloc, comme un tout homogène, enseignant une seule et même doctrine depuis la Genèse jusqu’à l’Apocalypse. Les détails du drame païen venaient, comme à point nommé, donner à l’analogie générale qu’on avait constatée un degré d’intimité que l’imagination complaisante renforçait encore. Prométhée, comme le Christ, avait le flanc percé. Il prophétisait la chute de Jupiter et des dieux régnans. La vierge Io, que Jupiter devait féconder par un simple attouchement, ressemblait à s’y méprendre à la vierge Marie. Les Océanides venaient pleurer devant Prométhée attaché sur son rocher comme les saintes femmes au pied de la croix. Prométhée descendait aux enfers, pendant un tremblement de terre, sous le poids des colères divines, et la théologie protestante d’alors, poussant jusqu’à l’absurde les théories d’Anselme, voulait que Dieu le père eût fait sentir au Christ mourant le poids infini de son courroux contre les hommes en le plongeant dans des tortures dépassant toute mesure humaine. De plus, d’après un des évangélistes, la terre trembla lors de la mort du Christ. En un mot, les ressemblances, plus ou moins forcées, étaient telles qu’à la fin il se trouva des écrivains incrédules qui prétendirent que c’était non pas la fable qui avait prédit l’Évangile, mais l’Évangile qui avait copié la fable.

Nous ferions injure au bon sens de nos lecteurs en discutant sérieusement ces deux exagérations. L’Évangile n’a rien copié, la fable n’a rien prédit. Prométhée n’est pas un rédempteur, car il a lui-même besoin d’être délivré[1]. Sa disposition religieuse n’est rien moins

  1. La grande différence se résume en ceci : Prométhée souffre en révolté, le Christ meurt plein d’amour et d’espérance. Ces joies du sacrifice, où consiste la supériorité du point de vue chrétien sur le point de vue païen, manquent à Prométhée. Sans insister sur ces rapprochemens, tantôt profonds, tantôt puérils, de la donnée antique avec la doctrine de la rédemption, remarquons encore que le fameux mythe compte parmi les élémens de la discussion que soulève l’hypothèse d’un état de perfection de l’humanité primitive auquel aurait succédé une chute de l’espèce entière. Voilà encore un point où les recherches de la science amèneront tôt ou tord la pensée religieuse à modifier gravement ses données traditionnelles.