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d’infortunes qui suivra son endurcissement. D’un coup de son tonnerre, Jupiter retournera le rocher qui le porte et qui pendant longtemps pèsera sur son corps. Prométhée reparaîtra à la lumière, mais alors l’oiseau vorace de Jupiter viendra chaque jour se repaître de son foie. Il y a là discordance avec la légende vulgaire : celle-ci en effet ne distinguait pas la punition première de Prométhée de l’aggravation de peine due au courroux croissant de Jupiter. La variante préférée par Eschyle est sans contredit supérieure. Au nom des dieux régnans, le génie humain est condamné à l’immobilité après ses conquêtes. Cette condamnation l’exaspère, il rompt en visière avec les divinités tyranniques, et, victime des dieux, reste sans dieu. C’est alors que, tombant au-dessous de lui-même, il ne se réveille que pour être rongé d’esprit, torturé dans son âme. Son supplice, d’après Eschyle, sera de longue durée. Il ne prendra fin que dans le cas bien improbable où un autre dieu consentirait à descendre à sa place dans les horreurs du Tartare. Le chœur épouvanté supplie Prométhée de céder, de s’humilier devant le maître du monde. Prométhée riposte fièrement qu’il n’y a rien de honteux à être traité en ennemi par son ennemi, et que d’ailleurs il défie Jupiter, qui ne saurait le tuer. Cette force que Prométhée tire de son immortalité est remarquable. Mercure, voyant échouer sa mission, se décide à partir, et par ses menaces force le chœur, qui aurait voulu rester près du martyr, à l’abandonner aussi. La tragédie se termine par une scène de terreur : la terre tremble, le tonnerre gronde, les vents mugissent, la mer se soulève. C’est l’assaut de Jupiter contre le titan indompté. Prométhée, au milieu de ces horreurs, en proie à d’intolérables douleurs, ne peut plus que jeter un dernier cri, où il prend à témoin « sa mère et l’air pur » des tourmens qu’il lui faut endurer.

Il est bien regrettable que nous ne possédions pas la troisième tragédie qui nous faisait assister à la délivrance de Prométhée. On ne peut que faire des conjectures sur le plan de ce drame. D’après quelques citations des auteurs de l’antiquité qui l’ont lue, il semble qu’à la longue Prométhée aurait senti son obstination s’amollir sous les coups de la fortune implacable. Cela était naturel au point de vue religieux d’Eschyle, qui, tout en lui donnant raison au point de vue moral, ne pouvait le laisser toujours en révolte contre les dieux qu’il adorait lui-même. Il semble aussi que la nouvelle période dans laquelle cette dernière tragédie faisait entrer le spectateur devait être une ère de délivrance générale. Du moins les titans en masse paraissent délivrés et viennent aux bords du Phase sympathiser avec leur frère encore enchaîné. Du reste, le grand rôle de ce nouveau Prométhée devait revenir à Hercule, le descendant invincible de Io, lequel