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incendies spontanés dans les forêts du premier âge, incendies qui devaient être beaucoup plus fréquens qu’aujourd’hui[1]. La lave refroidie à l’extérieur était encore brûlante à l’intérieur. Les charbons déjà noircis provenant des arbres consumés se rallumaient quand un vent violent écartait leur enveloppe de cendres ou quand on les frottait légèrement l’un contre l’autre. Toutes ces expériences, rapprochées de la croyance relative à la disparition du feu céleste dans la terre, devaient amener l’homme à supposer que le feu était à l’intérieur des choses, et surtout des choses qu’il voyait s’enflammer comme d’elles-mêmes, par exemple du bois. Telle est, semble-t-il, la marche que suivit l’esprit, réfléchi dans sa naïveté même, de la première humanité. Je ne saurais accorder à M. Kuhn que l’homme apprit à faire du feu en observant que les branches d’un parasite, frottées par le vent contre l’arbre-souche, finissaient par produire la combustion. Une telle observation n’eût été possible que dans des cas bien rares, bien isolés, et surtout elle me paraît bien délicate pour l’homme encore si peu développé. C’est plutôt d’un ensemble d’expériences, d’une induction fondée sur un grand nombre d’analogies apparentes, surtout de celles qu’il pouvait observer pendant et après les incendies spontanés des forêts, qu’il en vint à l’idée que le feu était dans le bois, qu’il inventa le procédé pénible, mais simple, encore en usage chez tant de peuplades sauvages, et qui consiste à faire du feu en frottant longtemps deux morceaux de bois l’un contre l’autre. Entre un tison à moitié éteint et un morceau de bois sec, il n’y avait pour lui qu’une différence de degré. Le feu était plus profondément caché dans l’un que dans l’autre, plus difficile par conséquent à faire sortir ; mais il y était.

Nous ne spéculons pas sur le pur inconnu. Cette idée, que le feu, d’origine céleste, se cache et doit être tiré de sa cachette, est contenue dans un des plus anciens mythes védiques sur l’origine du feu terrestre. Agni, le dieu du feu (en latin ignis), s’est blotti dans une caverne, et Mâtarichvan, être mythique obscur, dont le nom signifie étymologiquement « celui qui se gonfle, qui se dégage dans le sein de la mère[2], » l’en a tiré et l’a communiqué à Manou, le premier homme, ou à Bhrigu, le luisant, père de la famille sacerdotale du même nom. Mâtarichvan est donc un analogue indien, mais très lointain encore du Prométhée grec. Il exprime simplement l’effort nécessaire pour que le feu sorte de la matière qui le tient renfermé. Un trait de plus pourtant, qui rapproche déjà le mythe védique du mythe grec, c’est

  1. Les incendies spontanés naissent aisément dans les forêts vierges, soit par les amas fermentescibles des végétaux en décomposition, soit par l’état de siccité extrême auquel peuvent arriver de grands arbres morts sur pied. Deux arbres ainsi desséchés, déracinés et portés l’un contre l’autre par un ouragan, peuvent s’enflammer par le frottement.
  2. C’est un surnom d’Agni lui-même.