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mère et les enfans autour de la source commune de lumière et de chaleur, ce sanctuaire le plus ancien de tous, qui a vu naître la famille, l’état, le culte, la pudeur de la femme, le dévouement de l’homme aux siens, la piété filiale, les affections les plus douces, les joies les plus pures, et qui, après avoir maintenu sa vénérable primauté dans les cultes antiques, est encore aujourd’hui, plus que jamais peut-être, le fondement et le protecteur de la civilisation la plus avancée[1]. Vous pouvez juger de l’état d’un peuple par son attachement pour le foyer domestique. Qui se représentera jamais le bonheur, le ravissement, l’extase radieuse de celui de nos pères inconnus qui, le premier, montra en triomphe à la tribu stupéfaite le tison fumant d’où il avait réussi à faire jaillir la flamme !

Le souvenir du changement radical que cette invention merveilleuse apporta dans la vie humaine s’est conservé dans la plupart des traditions religieuses, dans celles des peuples surtout qui eurent à lutter contre l’hiver. Il est remarquable que la tradition biblique soit muette sur ce point. Pour elle, c’est le passage de l’état d’innocence ignorante à celui de la conscience morale qui marque la transition de la vie quasi-animale à la vie vraiment humaine. Au fond, il n’y a pas là de contradiction ; il est certain que le progrès dans la vie physique a eu pour condition préalable dans l’humanité l’éveil de la réflexion, le retour sur soi-même, et par conséquent la conscience. Il est naturel, d’autre part, que la race qui devait être par excellence celle de la civilisation ait réservé dans ses réminiscences des temps primitifs une place de premier rang au pas de géant qu’elle fit dans sa destinée providentielle dès qu’elle fut en possession de l’art de faire du feu.

La nature, en apparence si dure envers l’homme, fut en ceci comme en tout son institutrice. Les phénomènes de lumière et de chaleur durent tout particulièrement exciter l’attention des premiers hommes, de même que sous nos yeux ils éveillent de si bonne heure celle des enfans. Les mythes variés relatifs à l’invention du feu, que les mythologies antiques mêlent souvent au point de les confondre, laissent entrevoir qu’une période assez longue s’écoula pendant laquelle l’homme avait bien distingué les phénomènes combinés de chaleur et de lumière, s’en était fait une idée mythique et religieuse, mais n’avait pas encore songé à en créer lui-même à sa guise. C’est une distinction très fine que M. Baudry a fait ressortir. Selon une très vieille conception du monde, vrai mythe de sauvage qui n’est pas encore sorti de sa forêt, l’univers est un arbre immense dont les

  1. Sans vouloir presser cette remarque plus que de raison, n’est-il pas singulier que la civilisation septentrionale, aujourd’hui prépondérante, n’ait pris un vigoureux et définitif essor qu’à partir du XIVe siècle, où les cheminées, inconnues des anciens sous leur forme actuelle, sont devenues d’un usage général en Europe ?