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du prêtre qui allait bénir les deux époux sous le toit de la fiancée, selon l’usage du pays, avant la pompeuse cérémonie dans l’église, à la lueur des flambeaux et des cierges. À ce moment même, Dimitri, pâle comme un mort, ému, mais calme en apparence, se dirigeait mystérieusement vers sa maison par des sentiers détournés. Il escalada la muraille de la cour, et Mourzik, son vieux chien, vint lui lécher les mains. En se cachant la figure, il se fraya un passage à travers le peuple des domestiques, qui ne le reconnurent pas ou le prirent pour un invité. Il entra d’un pas ferme dans la salle en même temps que le prêtre, et, serrant la poignée de son kindjal, il se posa droit devant sa femme, sans ôter son koudi, et s’écria d’une voix mâle : — C’est moi, Dimitri Domenti ! — La princesse, terrifiée par l’apparition du fantôme conjugal, tomba à la renverse et s’évanouit. La foule, saisie d’étonnement et d’épouvante, se précipita en tumulte vers les portes. La princesse se mourait. Dimitri, la haine dans les yeux, se retourna vers l’Arménien et lui dit froidement : — Vamiran, la noce est finie !…


Un moment de silence avait succédé à l’étrange récit du prince Alexandre. — Eh bien ! me demanda-t-il un peu inquiet, que pensez-vous de mon histoire ? Ne sommes-nous pas des barbares ? Êtes-vous convaincu maintenant ? Ce prince Dimitri Domenti a connu tous les raffinemens de la civilisation européenne, sa curiosité l’a porté dans divers pays, et cependant cet homme, au sortir de la tombe, n’a pas su pardonner ; la passion qui l’agitait a étouffé en lui les sentimens généreux de l’homme civilisé. Nous, Géorgiens, quoique chrétiens, nous ressemblons un peu à certain pacha mahométan, aimable et doux à Paris, féroce à Trébizonde. L’air du pays nous rend la caractère que nous paraissions avoir perdu. Cette histoire n’est pas, je vous le jure, un conte fait à plaisir ; à Tiflis, l’on s’en souvient encore, et l’on en parle le soir, à la veillée, mais en l’ornant un peu. Je la tiens de la bouche du prince Dimtri lui-même.

— Qu’est devenu Grigory ?

— Son ancien maître a récompensé son dévouement. Grigory a quitté la pelle et la bêche. Tenez, cet homme rond et enluminé qui se pavane devant sa porte, c’est lui, c’est Grigory. Cette belle boutique où se mêlent les fruits, les fleurs et les légumes, lui a été donnée par son ancien maître. Datho cultive en paix son petit champ. Vamiran, qui est resté Arménien dans l’âme, spécule et s’enrichit encore.

— Et le prince Domenti ?

— Il voyage.


HENRI CANTEL.