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— Impossible. Je vais vous emporter sur mes épaules ;

— C’est vrai, je me sens faible. Encore un mot : dès que tu m’auras caché dans ta demeure, tu iras reclouer le cercueil, et tu le couvriras de terre, comme si j’étais réellement mort.

Grigory souleva doucement le prince, le chargea sur ses larges épaules et le porta dans sa maisonnette en bois, qui fort heureusement était isolée et éloignée de soixante pas à peine. Au moment où ils allaient franchir le seuil, Dimitri fut pris soudain d’un tremblement nerveux : il venait d’entendre à peu de distance chanter par les buveurs des doukans la ballade géorgienne qui lui rappelait tant de malheurs !

Ils entrèrent. Maniska, la femme de Grigory, à la vue de son ancien bienfaiteur, qu’elle reconnut malgré son extrême pâleur, et qu’elle croyait enterré, fut épouvantée et poussa un cri. — Silence ! dit Grigory en lui appuyant la main sur la bouche. Tout à l’heure tu sauras ce qui est arrivé. — Il déposa son fardeau sur des tapis grossiers et déchirés : — Tiens ! il s’est évanoui de nouveau. Par sainte Nina ! femme, on l’avait enseveli vivant, et sans moi c’était bien fini ; mais ce n’est pas le moment de jouer de la langue, agissons ! Toi, arrange vite et de ton mieux un lit avec des couvertures et des coussins, et tâche que personne n’entre ici. Moi, je cours chercher du bon vin et du pain blanc pour le restaurer un peu.

Un singulier médecin que Grigory ! Il fut bientôt de retour. Le prince, qui avait repris connaissance, tremblait de tous ses membres. Un morceau de pain imbibé de vin versa quelque force aux veines du malade, qui, chaudement enveloppé, se coucha dans l’espèce de lit improvisé par Maniska et s’endormit. Grigory soupa en hâte de pain noir, d’oignons et de fromage de chèvre, et sortit pour exécuter les ordres de son maître ; il recloua la bière et combla la fosse. Avant de toucher à la terre sacrée, le digne homme s’était assis, et presque à son insu il s’était rappelé la scène de la veille. Les Géorgiens sont superstitieux et doux, ou plutôt ils ont les grâces de la superstition, et leur esprit mobile s’élance vers des régions étranges sur les ailes d’une imagination toujours prompte à s’éveiller.

Le fossoyeur était misérable, et sa maison de bois, qui consistait en deux chambres étroites, n’était certes pas d’un brillant aspect. Au milieu de la salle d’entrée, sur un long bâton fiché en terre, brûlait une maigre chandelle. Aux parois pendaient au hasard un koudi ou bonnet en poil d’agneau, une ceinture de cuir, un fusil à canon évasé, deux kindjals (poignards), quelques pipes et une guitare sans cordes. Sur une petite table qui avait eu jadis quatre pieds, s’étalaient des vases d’argile au col allongé, une assiette de bois, où les deux pauvres gens mangeaient à la gamelle. Quant au verre, il n’y en avait