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prince était riche et se promettaient une bonne aubaine, A côté du champ de repos s’élève une petite chapelle, garnie d’images et de reliques, où, les dernières prières achevées, on recouvre la bière avant de la descendre dans la fosse. Lorsque le prêtre eut fait l’aspersion finale et jeté une pelletée de terre sur le cercueil, la foule, comme si elle fût revenue d’une fête, sauta à travers les pierres tumulaires et se dispersa. Il était environ quatre heures du soir ; la chaleur était encore étouffante, et un immense nuage de poussière flottait au-dessus de Tiflis. Le fossoyeur, demeuré seul, s’assit auprès de la fosse béante, attendant un peu de fraîcheur pour la combler. Il laissa tomber sa tête dans sa main, fit le signe, de la croix et pleura. Ce fossoyeur, nommé Grigory, avait, quelques années auparavant, sauvé la vie au prince dans une attaque contre les montagnards lesghiens, et le prince reconnaissant lui avait donné la liberté et son humble emploi. Il habitait une maisonnette en bois contiguë au cimetière ; il gagnait quelque argent, car tous les ans la fièvre ravage Tiflis, surtout en automne. Grigory était là, immobile, les yeux fixes, songeant à son ancien maître ; de temps à autre, il regardait la fosse où gisait celui qu’il avait aimé. — Il fait jour jusqu’à huit heures, se dit-il. — Et il alluma sa pipe.

En Géorgie, la mort n’est pas entourée des mornes tristesses de l’Occident, des longs regrets, des deuils intimes. La vie orientale est tout extérieure et de surface ; les larmes sortent des yeux, non du cœur. Le matin, on enterre un parent, un ami, sans qu’un tel événement change le cours des habitudes quotidiennes ; le soir, on en cause à souper, et le lendemain l’oubli recouvre le mort d’un second linceul. Le corps remis à la terre, chacun retourne à ses affaires ou à ses plaisirs. Le plus souvent, le jour même, à la sortie du cimetière, la foule inonde les doukans : plusieurs amis se réunissent dans une salle, autour d’une vaste outre gonflée de vin, mangent du caviar frais, du poisson salé, des œufs durs, du pain noir, et boivent au son de la bizarre musique géorgienne. Ils choisissent un président nommé touloumbache, une sorte de magister bibendi, maître passé en buverie. Chaque fois que le touloumbache vide son azarpèche, vase d’or, d’argent ou de cuivre, orné d’un long manche, tous les buveurs sont obligés de l’imiter, sous peine d’une amende fixée d’avance. Des musiciens payés, accroupis à la turque le long de la muraille, chantent en s’accompagnant d’un double tambour, d’un tambourin à grelots, d’un violon à trois cordes, d’une petite guitare et d’un fifre. Au touloumbache revient l’honneur d’ouvrir la séance par quelque chant populaire tel que celui-ci :

« Je suis Bacchus, j’ai la richesse, accourez ! Buvons du vin. La vigne, je l’ai plantée pour rafraîchir les buveurs.