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— Basili, ne dis pas de mal des médecins ; cela porte malheur.

— Écoute, frère Iacob, je ne m’étonne pas que le maître soit trépassé : l’an dernier, au mois de septembre, je l’accompagnais au pèlerinage de Mtzkhèta ; nous revenions le soir à Tiflis ; tout à coup la lune se leva derrière une montagne, et le cheval du prince s’effraya et jeta son cavalier à terre. Alors je me dis en moi-même que le maître ne referait ce pèlerinage que dans le ciel.

— Ou dans l’enfer, interrompit lacob, car il ne s’est pas confessé, et il a eu une jeunesse…

— Tais-toi, murmura Basili, les murs ne sont ni aveugles ni sourds.

— Après, cela, il était bon, indulgent, généreux.

— C’est vrai ; jamais il ne nous a fait fouetter, quoique nous l’ayons mérité plus d’une fois, n’est-ce pas, Iacob ?

— Oui, oui ; mais la princesse, je ne l’aime guère, elle est orgueilleuse, parce qu’elle descend de nos anciens rois ; je hais comme la fièvre Vamiran, ce riche Arménien qui vaut moins que ses chevaux, qui oublie que son père était usurier, et qui rôde sans cesse autour des jupes de la princesse Daria.

— J’ai vu ici des choses qui…

— Parle, Basili, parle.

— Seras-tu discret ?

— Que ma langue se change en scorpion si je te trahis ! Basili approcha sa bouche de l’oreille de son compagnon.

— En es-tu sûr ? demanda lacob.

— Je l’ai vu, te dis-je ; le maître était allé à Telaw, chasser sur les terres du prince Tchavtchavadzé.

— Et il n’a rien su ?

— Est-ce que le buffle voit ses cornes ?

— Ces chiens d’Arménie ! s’écria Iacob indigné, une bonne peste ne viendra donc pas de la Perse pour les empoisonner tous ! Si nous, enfans de la belle Géorgie, nous sommes pauvres, c’est la faute de ces misérables qui ont tout acheté, tout pillé, tout volé.

— Ami Iacob, dit Basili en bâillant, j’ai soif, cours à la cuisine, apporte la grande cruche, nous boirons à la santé de l’âme du prince Dimitri.

— J’ai peur, reprit Iacob, il y a un mort, et la vieille Sophio, qui est un peu sorcière, m’a assuré que l’esprit du défunt erre dans la maison jusqu’à ce qu’on ait mis le corps en terre.

— Tu es brave comme un poulet de Mingrélie. Jouons une partie de loto, le perdant ira chercher le vin.

Tels étaient les propos qu’échangeaient dans l’antichambre de la salle mortuaire les deux plus fidèles serviteurs du prince Dimitri.