Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 40.djvu/701

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

telle qu’on la menait il y a une vingtaine d’années[1]. Sauf les changemens politiques survenus depuis, ce tableau doit être encore assez fidèle. On n’irait pas loin dans les rues de Florence sans rencontrer un palais du moyen âge comme le palazzo Lunardi, vieille demeure historique échue à des maîtres nouveaux, qui s’y ruinent à leur tour comme avaient fait les anciens possesseurs. Nobles d’hier, enrichis au temps de la domination française, les Perini ont remplacé les Lunardi, qui habitent maintenant, simples locataires, les combles de l’habitation construite par leurs ancêtres. Des premiers, nous aurons dit assez quand on saura qu’ils mènent la vie fastueuse des parvenus, et que le marchese actuel dissipe sa fortune autour des tapis verts. Quant aux seconds, témoins impassibles de cette décadence qui les venge, ils sont au nombre de trois, représentant, à vrai dire, trois générations. Voici donc il canonico Giacomo de Lunardi, insouciant et bon vieillard, qui partage entre la paresse, la bonne chère et la belle musique ce qui lui reste de jours à passer ici-bas ; puis un beau jeune homme aux yeux noirs, compositeur en herbe, qui compte sur ses futurs opéras pour relever de sa déchéance le grand nom dont le dépôt lui est confié ; enfin, entre le vieux chanoine et le jeune maestro, entre Giacomo et Sébastian, — nièce du premier, tante du second, — la comtesse Marietta Lunardi, qui, mieux que l’un ou l’autre, représente l’orgueil et l’ambition de leur noble race. Elle veut lui rendre son antique splendeur, elle veut redorer les écussons envahis par la rouille, elle veut surtout reconquérir cet imposant palais, témoignage et symbole encore debout de leur grandeur passée. Pour arriver à son but, elle ne compte guère sur les talens de Sébastian, qui lui semble d’ailleurs déroger en embrassant une carrière d’artiste. La patience et l’épargne sont à ses yeux des moyens tout autrement sûrs. Chargée par son vieil oncle de gérer ses revenus ecclésiastiques et bien garantie contre tout contrôle par le naturel pococurante du bon chanoine, elle a su, sans lui imposer de privations trop cruelles, prélever une dîme quotidienne sur la dépense de famille et amasser ainsi une somme suffisante pour ce rachat, dont la pensée l’obsède. Un seul confident a le secret de cette longue série d’efforts et de sacrifices : c’est un collègue de son oncle, mais beaucoup plus jeune et d’un tout autre caractère. Le chanoine Guido Guidi avait jadis aspiré à la main de Marietta. Il n’est entré dans les ordres qu’après avoir été refusé par elle, et refuse seulement parce que, l’épousant, elle eût nécessairement renoncé à la mission qu’elle

  1. Marietta, a novel, by T. Adolphus Trollope, author of La Beata, Filippo Strozzi, A Decade of Italian women, two vol. London. Chapman and Hall, 1862.