Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 40.djvu/698

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

femme vulgaire, et n’ayant jamais porté ses regards au-delà du cercle borné qu’elle offrait à ses observations, il ne soupçonné même pas la valeur réelle d’Albinia, et du haut de son équivoque supériorité, abaissant sur elle un regard protecteur, il n’apprécie d’abord en elle que la femme de charge intelligente, la governess bien instruite et bien douée. Si elle le prenait au mot, si elle acceptait humblement le rôle subalterne qu’il lui a destiné, Albinia serait à jamais déclassée ; mais après le premier étonnement il y a réaction de sa riche nature, de son énergie native, contre cette espèce d’avilissement. La jeune belle-mère se met à l’œuvre avec une confiance qui sera plus d’une fois trompée ; elle persiste malgré les erreurs, les malentendus, les fausses démarches dont toute sa bonne volonté ne la saurait préserver : à la longue, éclairée par ses fautes mêmes, se relevant plus courageuse après chaque faux pas, elle arrive, non certes au but idéal qu’elle s’était proposé, mais à la réalisation de ses vœux les plus essentiels, dans l’étroite mesure où se réalisent les vœux qu’on forme ici-bas.

Tel est en somme le sujet du roman. Par lui-même, on le voit, il n’a qu’un intérêt limité. La vérité des caractères, la probabilité des événemens, l’accent vif et naturel des longs entretiens que les personnages ont entre eux, telles sont les ressources par lesquelles l’écrivain supplée, quelquefois avec bonheur, quelquefois aussi d’une manière incomplète, aux lacunes presque inévitables que laisse dans cette trame un peu lâche l’absence de toute passion vive, de toute combinaison excitante. À la faiblesse des ressorts, au discret relief des caractères, son livre doit de rappeler mieux que beaucoup d’autres les conditions vraies de l’existence normale, sa monotonie, les mesquins intérêts qui s’y rattachent, ces « tempêtes » qui agitent notre « verre d’eau, » et qui aboutissent à quelque sauvetage de mouche, à quelque naufrage de fourmi. Après une centaine de ces pages denses et bavardes, pleines de petits faits, vides de tout idéal, — si toutefois la patience n’a pas failli, — l’effet voulu se produit, et, comme Gulliver garrotté pendant son sommeil par les nains de Lilliput, le lecteur est aussi bien prisonnier que si, au lieu de fils d’araignée, on eût employé de belles et bonnes cordes. Il connaît à fond deux ou trois familles, depuis l’aïeule qui s’endort, engourdie et béate, dans son grand fauteuil jusqu’au marmot bruyant dont les pleurs la réveillent ; il a vécu dans leur intérieur, est au courant de leurs secrets, s’associe à leurs calculs, compatit à leurs chagrins, sourit à leurs bonnes fortunes, heureux si les garçons prospèrent, troublé si les filles se marient mal ou manquent le mariage qu’elles espéraient. Les « infiniment petits, » vus au microscope, sont devenus considérables. Le tout est de leur donner la valeur relative