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pré, qui était, dit l’auteur, « si beau et si plaisant qu’il aurait besoin d’un Boccace pour le dépeindre, » et là chacun raconte tour à tour sa nouvelle en choisissant le narrateur qui doit prendre la parole après lui.

Ce mélange d’exercices de piété et de propos légers, entremêlés d’observations morales, se continue dans tout le cours de l’ouvrage et lui donne une physionomie à part. Ce n’est pas qu’il n’y ait aussi çà et là même dans les contes de Boccace quelques apparences de dévotion ; mais ce ne sont que des apparences, qui tournent bien vite en moquerie. Le premier conte du Décaméron par exemple, celui de saint Chapelet, débute comme un sermon, et contient une satire très mordante de la béatification. L’intention du second, avec les mêmes formes de langage gravement ironiques, est une attaque encore plus audacieuse dirigée contre le catholicisme.

L’Heptaméron contient, il est vrai, un assez grand nombre de nouvelles qui roulent sur les vices et les fourberies des moines, particulièrement des cordeliers ; mais c’est très loyalement et très ingénument que, dans les controverses qui suivent chaque nouvelle, la reine de Navarre distingue entre le respect dû aux préceptes de la religion et le mépris réservé à ceux qui s’en servent pour abuser au profit de leurs passions les âmes simples et crédules. Dans ces mêmes controverses, la reine de Navarre fait assez souvent soutenir par les interlocuteurs du sexe masculin des thèses d’une morale relâchée ; mais l’une ou l’autre des cinq dames engagées dans la discussion ne manque presque jamais de réfuter et de renverser les propositions plus ou moins licencieuses mises en avant par les gentilshommes.

Il y a donc deux classes de nouvelles dans l’Heptaméron les unes égrillardes parfois jusqu’à l’audace, les autres sérieuses et délicates. Toutefois l’audace des premières consiste moins dans le développement d’une idée immorale par elle-même que dans une certaine liberté de coloris, dans certaines situations trop détaillées ou trop précisées, ou bien parfois dans le choix de certains sujets assez scabreux pour offenser plus ou moins soit le goût, soit la pudeur, même quand la donnée morale qui en fait le fond est irréprochable. On doit reconnaître d’ailleurs, comme l’a remarqué M. Leroux de Lincy que le style de la reine de Navarre, qualifié par Brantôme un style doux et fluant, offre déjà des délicatesses de langage, des périphrases élégantes, destinées à masquer les situations ou les idées un peu crues. Ce mérite est incontestable, surtout quand on compare les passages même licencieux de l’Heptaméron aux grossièretés des nouvellistes antérieurs ; mais l’éditeur exagère un peu, Ce me semble, quand il nous présente le style de la reine de Navarre comme étant de nature à ne choquer jamais les oreilles les plus chastes. Il