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révolutions apportent des idées légitimes et durables, il faut que l’organisateur apparaisse.

Une seule révolution jusqu’à présent semblait échapper à cette loi, je parle du grand tumulte religieux du XVe siècle. Jean Huss, au nom de l’Évangile et du christianisme primitif, se révolte contre l’église romaine de son temps. Mandé au concile de Constance, il s’y rend avec quelques amis sur la foi de l’empereur Sigismond ; n’est-il pas soutenu d’ailleurs par l’inspiration qui le possède ? Il est arrêté, jugé, condamné au feu ; il meurt sur le bûcher, ainsi que Jérôme de Prague, en invoquant Jésus-Christ, et la Bohême tout entière, soulevée d’indignation et de fureur, va faire aux deux martyrs, pendant un quart de siècle, d’horribles funérailles. S’il ne s’agissait que de venger la mort de deux hommes, les rancunes ne dureraient pas si longtemps ; ce n’est pas ici une protestation contre une injustice isolée, la Bohême combat pour sa propre cause, c’est une révolution, c’est une guerre à la fois religieuse et nationale. Les sectes deviennent des armées ; les réformateurs prêchent leur doctrine au milieu des camps ; les vengeurs de Jean Huss et de Jérôme de Prague sont des chefs redoutables, un Ziska, un Hromadka, un Procope, qui pillent les couvens et mettent le feu aux églises, tandis que des tribuns théocratiques, Jacobell de Mies, Jean de Pribram, Procope de Pilsen, et surtout le remarquable personnage nommé le prêtre Jean, s’efforcent de contenir le mouvement pour en assurer le triomphe. Vains efforts ! la révolution se détruit elle-même : calixtins, orphelins, taborites[1], les modérés et les violens, se déchirent les uns les autres au milieu d’une confusion épouvantable. N’est-ce pas alors qu’on voit d’anciens partisans de Jean Huss passer dans le camp des catholiques et de l’empereur Sigismond, non pas qu’ils aient capitulé avec l’église romaine, mais parce que, mettant les questions d’ordre social au-dessus des questions d’église, ils sont effrayés du fanatisme des taborites et invoquent dans l’empereur le dernier soutien de la société ? N’est-ce pas aussi dans le même temps qu’un archevêque de Prague, un de ceux qui avaient mis le plus d’ardeur à brûler les hérétiques, abandonne tout à coup l’église de Rome et accepte solennellement les principes de Jean Huss ? Enfin, après une guerre de douze années, malgré la plus sanglante anarchie qui fut jamais, malgré les croisades que le pape et l’empereur dirigent contre les démons de la Bohême, l’armée de Ziska reste maîtresse du territoire national, et le concile de Bâle, convoqué pour la pacification de l’église, est obligé de faire aux rebelles d’éclatantes concessions.

  1. Ces noms désignent diverses sectes de hussites : les calixtins réclamaient pour les laïques l’usage du calice dans la communion ; les orphelins ne jugeaient personne digne de succéder à Jean Ziska ; les taborites s’appelaient ainsi du nom de la ville de Tabor, ils rejetaient divers sacremens et niaient le purgatoire.