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Nous avons eu souvent occasion de dire combien les sopranistes étaient exigeans, impérieux, et combien les compositeurs qui écrivaient pour eux avaient peine à les diriger. Ces êtres maladifs, qui avaient dû payer d’un si grand prix la réputation et la fortune qu’ils s’étaient acquises, se croyaient bien supérieurs aux pauvres maestri dont ils consentaient à chanter la musique. A de rares exceptions près, comme Handel et Gluck, deux Germains de vieille race, qui ne se laissaient point faire la loi, les sopranistes étaient les inspirateurs de la plupart des effets qu’ils voulaient produire dans un opéra italien. Souvent ils traçaient eux-mêmes le plan de la pièce, indiquaient le rôle qu’ils voulaient représenter et se dessinaient le canevas mélodique des morceaux importans qu’ils désiraient chanter dans telle ou telle situation. Guadagni paraît avoir été un des virtuoses de ce genre les plus difficiles à satisfaire, puisque nous avons vu qu’il exigea du compositeur vénitien Bertoni de lui conserver des passages de l’Orfeo de Gluck dans l’opéra qu’il écrivit pour lui à Venise. Ginguené rapporte, dans sa notice sur Piccini, que Guadagni essaya aussi d’imposer ses caprices à ce grand maître, dont le caractère était si doux et si bienveillant ; mais l’auteur déjà illustre de la Cecchina remit le sopraniste à sa place, et le força de chanter exactement la musique qu’il daignait composer pour lui. C’est à Rome qu’eut lieu la rencontre de Guadagni et de Piccini, probablement en 1761, alors que Piccini composait dans cette ville son opéra de l’Olympiade, qui eut un si grand succès. Guadagni aimait à raconter à ses amis la leçon de modestie qu’il avait reçue, au commencement de sa carrière, du célèbre Caffarelli. Celui-ci se trouvait à Naples, dans le salon d’un prince où Guadagni avait chanté avec un très grand succès je ne sais plus quel morceau. Caffarelli, qui était présent, s’approcha de Guadagni en lui disant à haute voix qu’il lui prédisait une brillante carrière de virtuose,... « si vous retournez à l’école, — se tornate da capo... a principiar dalla scala, » ajouta-t-il tout bas. Guadagni avouait qu’il avait mis à profit le conseil de Caffarelli, et qu’il s’en était bien trouvé.

Il existe au cabinet des estampes de la Bibliothèque impériale de Paris un portrait de Guadagni avec le costume de chapelain-chanteur de la cathédrale de Padoue. Quand je vis pour la première fois cette bonne figure encapuchonnée comme un moine pénitent, je ne pus m’empêcher de sourire en pensant que c’était là le virtuose qui avait chanté devant l’Europe émerveillée :

Che farò senza Euridice!
Che farò senza il mio bene!


P. SCUDO.