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les demi-teintes, comme la plus brillante dans les parties lumineuses.

A quelque degré que ce soit, toute la littérature française et étrangère est de l’école de M. de Chateaubriand durant un quart de siècle, et les romans qui peignaient cet état maladif des âmes, comme Adolphe, livre douloureux, dont les personnages souffrent de sentimens qu’ils n’éprouvent plus, — Werther, où le héros se tue pour ne pas faire l’effort de vivre, — Obermann, rêveur extatique et impuissant, — Childe-Harold, sceptique et blasé, — Jacopo Ortis, le Lépreux, existences incomplètes, offrent tous des variétés de douleur qui se rapportent à la même source.

La réaction se fait tous les jours contre cette influence des écrits de M. de Chateaubriand, mais elle est loin d’en avoir encore effacé toutes les traces dans nos âmes. Nous comprenons mieux le chagrin superbe de cet homme de génie : nous le jugeons, et nous sommes sévères, trop sévères peut-être, envers lui, parce qu’il nous a livré, dans ses révélations posthumes, le secret de sa propre nature; mais ce qu’il nous a laissé est plein de grandeur. On lui doit ce retour à la haute littérature, à l’expression élevée et poétique que revêt la pensée humaine.

Le roman, qui donne un corps aux sentimens et à la pensée pour les transmettre sous ces formes qui plaisent à toutes les imaginations, se faisant, au gré de l’inspiration du romancier et dans la mesure de sa puissance, l’interprète de tout ce qui intéresse l’humanité; le roman peut avoir, nous l’avons vu, une mission utile et rénovatrice, comme il peut également pervertir le sens moral en flattant les passions, ou en apportant le trouble dans le jugement. Son action n’est pas indifférente; elle s’exerce individuellement et se propage avec une rapidité singulière, précisément à cause de cette souplesse de la forme, qui lui donne tant d’avantages sur toutes les autres formes littéraires. Tour à tour despote ou flatteur, il s’impose à la société ou reçoit d’elle son caractère et ses tendances. En le suivant dans ses transformations successives, nous avons pu saisir ces rapports avec l’esprit des temps et l’esprit des sociétés aux différens âges de la civilisation. Nous l’avons vu se montrant, à son origine, sous une forme sentimentale et abstraite, celle qui parle le plus aux âmes tendres, gardant cet esprit idéal jusqu’au moment où l’esprit du monde le dépouille de ses illusions, et devenant alternativement sceptique, positif, galant, moqueur, moraliste. Le naturel et la passion l’enlèvent quelquefois à ce tourbillon brillant et frivole, dans lequel il se trouve comme entraîné et entraîne à sa suite les folles imaginations qu’il amuse. Le sérieux lui revient par la disposition méditative des esprits qui le régénèrent, par la contemplation du monde