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découragée, avide d’un bonheur qu’elle était incapable de goûter. Elle leur apportait le sentiment de la mélancolie âpre et maladive; elle leur dispensait ce que René appelle un trésor d’ennuis et de vagues tristesses.

L’inexorable ennui dont parle Bossuet n’est pas cette disposition où l’âme peut se complaire en la prenant pour le signe de sa supériorité. La religieuse tristesse inhérente à notre nature et marque de notre déchéance n’a pas les résultats fatals de la tristesse d’imagination, et elle est compatible avec l’emploi de nos facultés actives. S’il est permis de s’associer aux illustres mélancoliques, comme le dit Mlle de Scudéry, qui ont senti au fond de leur cœur le trait dont tous les hommes sont blessés, s’il est permis d’applaudir à cette ex- pression qui se retrouve sous toutes les formes, même sous ces formes naïves ignorantes de l’analyse, de se rappeler cette parole que dit à son enfant en le mettant au monde la mère de Tristan de Léonois : «Triste est la première fête que je te fais, » il n’est pas permis de donner à cette tristesse les proportions d’une faculté supérieure, en s’isolant dans ce profond ennui qui a longtemps paralysé les forces d’une société renaissante, lorsque M. de Chateaubriand, trompé lui-même par son imagination, eut en quelque sorte divinisé cette rêverie énervante.

La jeunesse se laissa gagner par cette admirable éloquence du découragement; elle crut qu’il était grand de s’élancer, à la suite du génie séducteur, vers la città dolente, peuplée de tous ceux qui souffrent des angoisses sans nom, des tourmens sans objet, un martyre sans couronne. Ces illusions lui étaient présentées sous des formes enchanteresses. L’art et la poésie leur prêtaient une admirable beauté. Atala, cette sœur de Virginie, moins simple et plus passionnée, apportait le souffle des savanes brûlantes qui donnait le vertige. La grandeur que l’on avait déniée à la religion y apparaissait et parlait à l’imagination, car, si René faisait goûter une volupté amère, une autre séduction, plus noble et plus élevée, exaltait encore les jeunes âmes à la voix du grand écrivain. Le Génie du Christianisme visait à l’effet : ce n’était pas la religion dans sa vérité solennelle; mais c’était le sentiment religieux rapporté par l’artiste, et il le faisait, sinon comprendre, du moins admirer à cette société qui retrouvait avec joie dans ces pages éloquentes quelque chose de ses croyances effacées. Les Martyrs, cette épopée du paganisme et du christianisme, eurent la même puissance d’émotion. Le Dernier des Abencerrages éveilla aussi les instincts d’un noble passé. Dans tous ces écrits de M. de Chateaubriand, le sentiment chevaleresque, poétique, religieux, idéal, empruntait l’incomparable magie de la langue la plus sonore et la plus accentuée, la plus suave dans