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volumes de romans qu’il a imprimés et publiés, dans la boue des dernières années de la révolution. Il y a là un coin de littérature inouïe, abominable, dont il ne faut pas remuer les productions heureusement oubliées, mais qui eurent leur jour de succès à une triste et sombre époque. Il faut y distinguer cependant le coupable roman de Laclos, les Liaisons dangereuses, où se trouve un grand talent, mais où la corruption s’étale trop au grand jour pour produire l’effet moral qu’en attendait l’auteur, et que Richardson a su atteindre, dans un même sujet, par le sérieux et l’élévation de la pensée.

Le roman plaît autant par les contrastes que par les analogies. Cette société artificielle et corrompue goûte autant les romans moraux que les romans licencieux, ceux de Marmontel autant que les audacieuses productions de Diderot. Elle aime le sentiment de la nature chez Rousseau et les grâces factices de Florian. Elle s’amuse des sceptiques romans de Voltaire et va se passionner pour l’adorable idylle de Bernardin de Saint-Pierre, tout imprégnée de poésie, d’idéal, de salutaires croyances.

Paul et Virginie est dans toutes les mémoires; mais pourrait-on se défendre de rappeler le charme qu’on éprouve à cette lecture, d’une harmonie toujours égale, dès que l’on pénètre dans cet Eden où deux êtres candides s’éveillent au milieu de cette nature qui a la beauté des premiers jours de la création? C’est de la pastorale antique, mais avec la végétation des régions australes, le peuple noir, naïf et bon, l’habitation solitaire, la mer à l’horizon, tout ce qui contribue à jeter l’imagination dans un monde nouveau dont elle se représente l’étrangeté, la solennité et la grâce. Après les charmans récits de ces heureuses enfances, après les vagues émotions de l’adolescence qui s’ignore, on entend un écho lointain de la vieille Europe. Les mères se troublent et s’inquiètent de l’avenir. C’est la condition des intérêts de la terre qui se mêle au bonheur trop idéal; puis, quand vient le dénoûment, avec quelle angoisse le cœur se serre aux premières scènes qui l’annoncent ! D’abord les bruits éloignés, précurseurs de la tempête, des gens qui passent, comme dans la tragédie grecque, en laissant un de ces mots qui portent le trouble dans l’âme du spectateur. Ce roulement lointain des tambours qui appellent les habitans de l’île pour secourir un navire en détresse, cette foule qui s’assemble au rivage tandis que Paul, silencieux et désespéré, s’épuise en efforts inutiles, le chaste sacrifice de la jeune fille, ses funérailles, tout est touchant, même dans le souvenir, tout vient d’une âme facilement émue, éprise de la beauté et de la vérité, et qui nous les transmet, sans artifices, sous la forme la plus simple. Le style a la fraîcheur de ces fraîches solitudes ; il est coloré comme ces teintes chaudes qui se répandent sur les sommets, sur les mornes