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qui naissent de l’émotion, toutes ces qualités, si neuves à leur moment, parurent aussi comme la révélation d’un monde nouveau dans lequel on pénétrait avec ravissement. Rousseau a les défauts de son siècle : il en a la sensibilité déclamatoire, la manie du paradoxe, l’abus du sophisme, le besoin de la discussion ; mais son génie est à lui-même. Il s’isole dans son orgueil misanthropique, et c’est de cet isolement qu’il rapporte aux hommes les impressions les plus vraies et les plus délicieuses. La nature, qui est la vérité même, l’inspire et le touche d’une manière si intime et si profonde, qu’il la lait comprendre, dans sa grâce suprême, à tous ces cœurs indifférens ou blasés.

Jean-Jacques Rousseau écrivit la Nouvelle Héloïse dans un de ces intervalles de repos que rencontra si rarement son existence inquiète. Il voulut y réaliser des idées systématiques et les y expose avec une éloquence qui n’en dissimule pas toujours les erreurs; mais les pages admirables de ce beau livre, celles qui séduisirent toutes les imaginations, sont les pages animées d’une émotion vraie. Les figures qui ont passé devant ses yeux ou dans son cœur se réveillent au souffle de la passion. Elles semblent si réelles qu’au risque de faire sourire ceux qui ne se souviennent plus, nous osons rappeler combien il est difficile de ne pas évoquer Julie et Saint-Preux au milieu de ce paysage doux et imposant dont il a le premier fixé les lignes, rendu le coloris, dans ses descriptions fraîches et charmantes. La puissance sympathique de la vérité est infinie, et en ouvrant les cœurs aux jouissances simples qui sont en dehors de nous, mais se rattachent à notre âme par des liens invisibles, à ces mille détails de la vie agreste, aux franches et saintes joies du foyer, Rousseau a été plus créateur que dans le débat des idées philosophiques, dans les utopies sociales dont il a occupé son siècle et le nôtre. Loin de s’effacer par le raisonnement, cette forme particulière de son génie se ravive perpétuellement. Elle est l’inspiration de notre littérature moderne, spiritualiste, pittoresque, descriptive, qui transporte l’idéal dans les conditions de l’existence matérielle, et quelquefois aussi transporte la sensation dans le domaine de l’idéal. Son style, d’une magie incomparable, son caractère, même avec ses singularités, ont gardé leur puissance jusqu’à nos jours. Sous forme de rêverie, il a donné à la contemplation du monde extérieur un charme pénétrant et une expression toujours élevée.

Passer de celui qui a rajeuni la littérature aux auteurs qui l’ont souillée, c’est un pénible effort, et cependant il faut, dans le cadre de cette étude, nommer Restif de La Bretonne, qui suivait Rousseau pas à pas, pour offrir dans ses grossiers ouvrages la contre-partie de ceux du grand écrivain. Restif a fini par s’engloutir, avec les deux cents