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époque intéressante. Il emploie ce procédé avec beaucoup de naturel et de vraisemblance dans le Doyen de Killerine, agréable roman malgré ses longueurs.

Quelques femmes ont aussi, vers le milieu du XVIIIe siècle, écrit avec talent et succès des ouvrages d’imagination qui peuvent se lire encore avec plaisir. Mme Riccoboni imite les romans anglais, mais elle y ajoute quelques déclamations toutes françaises. Une teinte philosophique y apparaît déjà au milieu des élans de la sensibilité. Les Lettres d’une Péruvienne de Mme de Graffigny sont également entachées de ce défaut, qui sera si sensible dans la plupart des productions romanesques de la seconde moitié du siècle. Mme de Tencin a deux romans très agréables, le Siège de Calais dont la vérité historique est cependant plus que douteuse, et le Comte de Comminges, histoire pathétique et passionnée, où elle montre plus de cœur et d’élévation d’âme qu’on ne devrait en attendre d’elle, si l’auteur donnait dans ses ouvrages l’expression de ses propres sentimens.

On ne doit pas regretter le naufrage qui a englouti une portion de la littérature romanesque, ces romans licencieux et frivoles qui ne répondaient qu’à un instinct destructeur de toute délicatesse et de toute morale. Sous la surface brillante et menteuse des écrits corrupteurs de Crébillon fils, de Voisenon, de Duclos, de Caylus, dans ces poésies badines qui se lisaient ouvertement, sans faire monter la rougeur au front, doit-on trouver la peinture fidèle de la société? Ils en sont sans doute l’image superficielle : ils s’adressent à une classe de lecteurs indélicats dont ils représentent les mœurs faciles, ils vices élégans; mais d’autres témoignages nous apprennent qu’au XVIIIe siècle il y a encore des vertus morales, une bonne compagnie, des intérieurs honnêtes et bien réglés. Seulement un vent fatal a soufflé sur cette société et lui a donné ces contradictions, ces anomalies, cette liberté désordonnée dont on ne peut faire un ensemble homogène qu’en appuyant sur les traits principaux. La légèreté et la frivolité sont le caractère qui frappe au premier abord dans l’examen de cette littérature corruptrice, répondant au dessein de flatter et d’amuser un public trop indulgent et avide de nouveauté. Depuis les romans froids et didactiques comme Bélisaire ou les Incas, ceux qui sont faux et ennuyeux comme les cinquante volumes de Mme de Villedieu, de Mme de Gomez, de Mlle de La Force, ceux encore qui ont pour titre : le Palais de la Frivolité, le Pouvoir de la Vertu, jusqu’aux piquantes satires que lance de loin Voltaire comme des flèches acérées, jusqu’aux fougueux romans de Diderot, jusqu’à ces subtiles compositions de Marivaux et aux ardentes rêveries de Jean-Jacques Rousseau, tout est accueilli, lu, recherché, par toutes les classes de la société. L’intelligence n’est plus un privilège de race,