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sur le fond un peu terne des romans de sentiment, et dès le début, à l’entrée pittoresque des comédiens dans la ville du Mans, on est saisi par l’accent naturel et vif de cette composition, où Scarron a su éviter, sauf en quelques endroits, ce que la bassesse du sujet pouvait offrir à un esprit naturellement enclin à la bouffonnerie. Cette troupe nomade, sous ses aspects tristes et joyeux, c’est l’humanité étudiée dans une de ses fractions les plus humbles. On quitte les hauteurs où l’on se trouvait avec les héros de d’Urfé et de Mlle de Scudéry pour avoir une échappée de vue sur un autre côté de la société, et avec Destin, Léandre et Angélique on est initié à la vie de bohème du XVIIe siècle. Mais si, en s’amusant de cette plaisanterie mélancolique, on songe involontairement que Scarron semble raconter les tribulations auxquelles était alors asservi le premier génie de son temps et peut-être de tous les temps, si on se souvient que Molière, à la tête d’une troupe de comédiens de campagne, partageant sa mauvaise fortune et ses humiliations, subissait les caprices de ses camarades et les volontés d’un public de province souvent ignorant et grossier, alors le cœur se serre de pitié pour le pauvre grand homme, obligé de cacher sous le rire des misères qui devaient atteindre au plus profond de ce cœur vulnérable malgré son apparente philosophie. De tels rapprochemens, qu’ils soient ou non dans la pensée de l’auteur, communiquent un vif intérêt à un roman; il s’anime de toute personnalité, car c’est un des instincts de l’esprit humain de chercher à fixer par une image distincte l’idée, le sentiment, le personnage fictif qu’on lui présente, et avec lequel il veut se mettre en rapport par des côtés réels et vivans.

L’implacable ennemi de Scarron, Cyrano de Bergerac, qui, dans un pamphlet cruel, fait de lui une espèce de Prométhée de la fronde enchaîné dans son fauteuil de paralytique, est un de ces esprits bizarres auxquels nous donnons aujourd’hui le nom d’humoristiques. Ceux-là ne sont précisément d’aucun temps, n’appartiennent à aucune école, ne dépendent que de la fantaisie qui conduit leur imagination. Chez Cyrano, la satire libre et mordante est d’autant plus vive que l’auteur est souvent emporté par une certaine verve méridionale toute particulière. Il est à remarquer qu’au XVIIe siècle, lorsqu’une création nouvelle du genre romanesque a quelque caractère d’originalité, elle reste isolée, et, quoique bien accueillie du public, elle rencontre peu d’imitateurs. Le roman n’est fécond que sous cette forme de convention modérée, noble et pompeuse, qui représente la partie aristocratique de la société. Les œuvres qui s’éloignent de cette forme, soit pour reproduire certains écarts de l’imagination, soit pour peindre la vie réelle dans sa vulgarité, sont des accidens, des innovations dont on ne tient pas compte dans la littérature sé-