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action. Considérée à un point de vue général, la fonction principale du matelot, c’est de déplacer des poids; or les poids de tous les objets ont augmenté, de ceux qui se manient par un seul homme comme de ceux qui ne peuvent se manœuvrer que par un travail d’ensemble. Prenez le service qui semble demander le moins d’instruction ou d’intelligence, celui du passage des poudres par exemple, auquel on emploie tout ce qu’il y a de plus faible ou de moins instruit à bord, et vous retrouverez toujours les mêmes conditions. Autrefois un tir de deux coups par cinq minutes était regardé comme très nourri; aujourd’hui on en est arrivé à tirer deux coups par minute et à augmenter par conséquent dans une proportion correspondante la rapidité avec laquelle il faut fournir à la consommation des pièces. Aujourd’hui encore l’on tend à augmenter les charges de poudre comme poids et comme volume ; jadis on avait ramené les projectiles au calibre presque uniforme de 15 kilogrammes, les nouveaux projectiles sont du poids de 30 et de 45 kilogrammes. Même pour être employé au passage des poudres, il faut plus d’activité, plus de force et plus d’habitude que par le passé. Voulez-vous prendre pour exemple des fonctions plus relevées, vous verrez que le canonnier doit faire un feu presque cinq fois plus rapide que jadis, que sa vigueur, son adresse et son coup-d’œil ne doivent pas s’être développés dans une moindre proportion. Il manie des instrumens plus lourds, et la distance normale de combat, qui était autrefois fixée réglementairement à 1,200 mètres, s’étend aujourd’hui on ne sait plus où, avec des pièces qui lancent leurs projectiles à 6,000 et à 8,000 mètres. Le but sur lequel il devait tirer était soumis aux mêmes conditions de manœuvre et de mouvement que le navire sur lequel il était lui-même porté; il a maintenant affaire à un ennemi qui peut marcher dans tous les sens, avec une indépendance complète de la position des vents, avec une vitesse de 25 ou de 26 kilomètres à l’heure!

Cette puissance et cette sécurité de manœuvre est bien souvent invoquée comme la preuve que les marins d’aujourd’hui peuvent être dispensés des qualités qui étaient nécessaires à leurs devanciers. C’est encore une idée des plus erronées. Ceux qui font ce beau raisonnement ne tiennent pas compte en effet que les exigences du métier ont naturellement augmenté avec les moyens d’y satisfaire. Nous ne sommes plus au temps où il n’y avait qu’un seul ordre de bataille connu, la ligne étant formée au plus près du fit du vent, tribord ou bâbord amures. Aujourd’hui toutes les formations et tous les ordres sont possibles pour une flotte, et ce n’est plus en gardant une distance d’une encâblure (200 mètres) entre les navires qui la composent qu’elle se présentera au combat, mais en sentant les flancs ou les coudes à gauche et à droite, comme les soldats de l’infanterie.