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ils n’ont sans doute pas tort de ne pas songer à se procurer quelqu’une de ces coûteuses machines : qu’en feraient-ils? Ce qui est vrai de la Hollande est vrai de bien d’autres, à tel point que, le 11 mars 1861, le secrétaire de l’amirauté, lord Clarence Paget, pouvait dire à la chambre des communes en lui proposant le budget de l’exercice 1862 : «Nous avons 67 vaisseaux de ligne à hélice à flot ou en construction; la France en a 37, l’Espagne 3, la Russie 9 et l’Italie 1 : total, 50. » À ce moment-là, on considérait encore en Angleterre le vaisseau de ligne à hélice comme l’unité militaire et le navire de bataille par excellence; l’Angleterre en accusait 17 de plus pour elle seule que pour le reste du monde réuni, et encore lord Clarence Paget ne comptait-il pas à son actif les 9 vaisseaux du service des gardes-côtes, qui sont armés! Depuis, le vaisseau de ligne a perdu aux yeux des marins sa valeur de combat; c’est la frégate cuirassée qui est devenue la grande machine de guerre, et il est vrai qu’à cette heure même, nous qui avons commencé à construire des bâtimens de cette espèce trois ans plus tôt que les Anglais, nous conservons encore l’égalité numérique avec nos voisins; mais qui peut douter que les causes qui avaient produit une si grande disproportion dans le nombre des vaisseaux de ligne n’agiront pas avec tout autant de force pour amener bientôt les mêmes résultats en matière de bâtimens cuirassés ?

Ceux qui n’osent plus nous annoncer bien haut que la vapeur rétablira l’égalité sur les mers nous disent parfois cependant qu’avec des instrumens aussi parfaits que ceux dont on dispose aujourd’hui il n’est plus nécessaire pour les armer d’hommes aussi expérimentés, aussi rompus à la vie exceptionnelle du bord qu’il en fallait pour donner la vie aux vaisseaux à voiles du temps jadis. C’est une erreur tout aussi grande et non moins dangereuse que l’autre. N’ayant pour ainsi dire plus de mâture, puisque les nouveaux navires se présenteront désormais au combat ras comme des pontons, il est incontestable que nous n’avons plus autant besoin que nos prédécesseurs de ces hommes d’élite, de ces gabiers qui étaient le type du matelot d’autrefois ; mais, en amoindrissant le rôle de cette spécialité, nous en avons créé d’autres : mécaniciens, chauffeurs, soutiers, etc., qui, pour remplir leurs fonctions, doivent avoir pour le moins tout autant de vigueur, d’adresse, de courage, d’expérience et surtout de savoir que les plus accomplis des anciens gabiers. Faire son quart dans une hune, c’était une grande douceur comparativement à le passer dans l’enfer des fourneaux ou dans les ténèbres suffocantes des soutes. Pour courir dans la mâture, pour larguer une bonnette ou pour aller prendre une empointure au bout d’une vergue, même en mauvais temps, il ne fallait pas être plus agile que pour circuler au milieu des inflexibles et redoutables organes de la