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grand nombre d’hommes en détail et dans une campagne plus longue? Cela ne vaut-il pas mieux que de faire périr plus de monde encore par les fatigues ou par les maladies, dans l’obscure et navrante misère des hôpitaux? Ce sont là de tristes problèmes à discuter; mais ce qui n’est plus douteux, c’est la rapidité inouïe des opérations, c’est la puissance gigantesque des résultats qu’elles peuvent produire en si peu de temps, quand elles sont aidées par des chemins de fer, par des locomotives, par des manufactures où se tissent les habits des soldats, par des usines où se fabriquent leurs armes, par tout ce que donne en un mot une industrie puissante. Les États-Unis nous fournissent un exemple analogue. Il y a un an à peine, c’était un pays dont l’armée régulière se composait de 18,000 hommes, répandus sur un territoire plus grand que l’Europe. Aujourd’hui, entre le Potomac et le Mississipi, ils ont plus d’un million de soldats en campagne, ayant improvisé ces armées, et l’immense matériel qu’elles traînent après elles, et les innombrables navires qu’elles emploient sur les fleuves ou sur les mers, dans la circonférence si étendue de leurs opérations, avec une rapidité qui doit faire réfléchir l’Europe. Les États-Unis cependant auraient-ils pu nous donner le spectacle de ce déploiement de forces, s’ils n’avaient pas eu à leur disposition les usines et les moyens industriels de la Nouvelle-Angleterre?

Or ces instrumens de puissance ne se créent point par enchantement. Ni la volonté des despotes, ni la terreur que répandent les comités de salut public ne peuvent leur donner une vitalité comparable à celle qu’ils puisent dans la paix, dans le développement régulier des transactions, dans l’heureuse situation des pays où le régime social et politique assure à chaque citoyen la liberté de son génie et de son travail. Non moins que de l’argent, il faut du temps pour créer les industries. Si l’on attendait la guerre pour vouloir les acclimater chez soi et dans des circonstances critiques comme celles du temps de guerre, ce serait impossible; eût-on même la libre disposition des capitaux sur lesquels elles s’édifient, on se ferait battre aujourd’hui, avant d’avoir eu le temps de dépenser ces capitaux, par l’adversaire qui n’aurait pas attendu la guerre pour sentir le besoin d’avoir des ateliers. L’empereur Nicolas affichait le plus profond mépris pour les industriels, qu’il regardait comme une classe de gens infectés de libéralisme, et qui mériteront toujours en effet ce reproche, parce que sans liberté ils n’ont ni raison, ni moyen d’être; il parlait des épiciers et des bourgeois avec un dédain sans pareil : ces gens-là, ces perruquiers, comme il affectait souvent de dire, ont contribué pour une part énorme à le battre, et l’amertume de ses réflexions devait être cruelle lorsqu’aux heures de sa douloureuse agonie il comparait ce qui sortait de leurs ruches bourdonnantes à l’impuissance des ateliers et des magasins impériaux où il