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dans les ports de commerce, ce qui revenait à dire que ni les travailleurs ni les ateliers de l’industrie privée n’étaient suffisamment approvisionnés, outillés ou expérimentés pour fournir un concours puissant à la marine militaire. Dans la vie ordinaire, on n’était pas en meilleure position pour lui venir en aide : ni le charpentier ni le métallurgiste n’employaient ou ne fabriquaient rien qui les mît en mesure de fournir aux ports de guerre les esparres, les canons, les fameuses ancres dites de miséricorde qui faisaient l’étonnement de nos pères. La marine militaire conservait le monopole de l’approvisionnement et de la fabrication des objets qu’elle seule consommait. C’était une conséquence naturelle de la situation, et partant il était assez juste de mesurer la puissance d’une marine à la puissance de ses ateliers.

Aujourd’hui tout cela est très modifié. Le développement merveilleux des échanges entre les peuples, en augmentant les espérances de fret, en permettant aux armateurs de s’assurer des cargaisons importantes, a fait que l’industrie privée construit des navires aussi grands que les plus grands bâtimens de guerre, et d’un tonnage plus considérable que ceux que l’on appelait des colosses au commencement du siècle. Il n’y avait peut-être pas alors une marine de guerre qui n’eût un vaisseau de ligne baptisé de ce nom orgueilleux, et pas un de ces vaisseaux sans doute n’était de plus de 2,000 tonneaux. Le Victory, vaisseau à trois ponts de 120 canons, qui portait à Trafalgar le pavillon de Nelson, dépasse à peine ce chiffre. Maintenant, et même sans compter les paquebots chargés d’un service postal, c’est par centaines que les marines commerciales de l’Angleterre et des États-Unis ont construit des navires d’un tonnage supérieur. Les progrès gigantesques qu’a faits la métallurgie et l’emploi de plus en plus général de la vapeur n’ont pas moins contribué à changer l’ancien état de choses et à faire en sorte que la marine militaire puisse trouver en dehors d’elle des auxiliaires qui jadis n’existaient pas. Autrefois elle était seule à fabriquer de certains engins, aujourd’hui sa fabrication n’est plus qu’un détail dans l’ensemble du travail national. Indret, que le gouvernement acheta en 1831 pour y construire des machines de 160 chevaux que personne alors en France n’était capable de produire, Indret le cède aujourd’hui comme importance aux forges et chantiers de la Méditerranée, au Creuzot, à la Ciotat et à d’autres établissemens qui construisent tout autant et tout aussi bien des machines de 500, de 800, de 1,000 chevaux de force, et qui en livreraient de plus puissantes même, si on les leur demandait. En Angleterre, c’est encore mieux : la marine militaire, qui a commandé jusqu’à 18,000 chevaux de vapeur en une seule année, ne possède que des ateliers de réparation ; elle n’a pas fabriqué elle-même une seule des machines