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d’un disque de bois ; d’interminables forêts dont les arbres gigantesques ont peu de rivaux, même au Brésil, font du bassin de ce fleuve une immense nappe de verdure, coupée seulement par les ramifications des eaux. En 1816, lorsque le prince de Wied pénétra dans la contrée du Mucury pour contempler la forêt vierge dans toute sa grandeur et prendre sur le fait les mœurs des aborigènes, on ne songeait pas encore qu’il fût possible d’utiliser la vallée de ce fleuve pour mettre en communication les plateaux de l’intérieur avec les bords de la mer. Dans les derniers temps seulement, de hardis Mineiros[1] résolurent d’ouvrir par le Mucury un nouveau débouché à leurs produits, et de maintenir cette voie au moyen d’une chaîne de colonies espacées de distance en distance sur une longueur de 340 kilomètres. Une compagnie se forma, et réunit, au moyen d’actions, un capital de 3,120,000 francs. Des agens recruteurs partirent pour l’Europe, puis des Allemands, des Hollandais, des Suisses, des Alsaciens, furent débarqués sur les plages humides du Mucury, au pied des énormes fromagers, et, la hache à la main, commencèrent leur œuvre pénible de défrichement.

M. Avé-Lallemant débarquait à son tour, le 27 janvier 1859, à l’embouchure du Mucury, près du village qui porte, comme par ironie, le nom de Porto-Alegre (port joyeux). Dès le premier pas, un spectacle de désolation se présentait à ses regards. Deux familles d’Alsaciens, composées d’hommes, de femmes et d’enfans de tout âge, étaient campées sur le sable, à quelques pas de l’embarcadère. N’ayant pas voulu accepter les dures conditions imposées par le directeur de la colonie, le groupe désolé était revenu instinctivement sur le bord de la mer. On eût dit que, sans espoir désormais de trouver de la pitié parmi les hommes, les malheureux exilés attendaient vaguement quelque secours de cette mer farouche qui les séparait de la patrie si lointaine. Depuis soixante-douze heures, ils n’avaient pas quitté la plage, exposés le jour à cette chaleur intolérable qui transforme les sables en brasier, la nuit aux brouillards saturés de miasmes qui rampent sur l’estuaire marécageux du Mucury. Quelques-uns, appuyés sur le coude, regardaient les flots sans les voir ; presque tous gisaient sans force sur le sol, accablés par la maladie. Une femme venait d’accoucher d’un enfant vivant qu’elle sentait périr entre ses bras ; un vieillard se mourait de la fièvre typhoïde ; une jeune fille de quinze ans respirait à peine et semblait un cadavre ; un garçon plus jeune, en proie aux premières souffrances du typhus, poussait des cris déchirans ; un enfant de quatre ans, encore épargné par la contagion, demandait en pleurant un morceau de pain que personne n’aurait pu lui donner, car les provisions

  1. Habitans de la province de Minas-Geraës.