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geance et toutes les passions ne doivent-elles pas se donner plus facilement libre cours dans un pays où le mépris et la haine sont les sentimens qui s’échangent naturellement entre le blanc et le nègre? Enfin pourrait-on s’étonner si la débauche déprave cette société, dans laquelle la femme asservie n’a pas le droit de se défendre, où le maître a licence pour tout oser[1]? Dans une page éloquente de sa correspondance, Victor Jacquemont flétrit en paroles âprement indignées les mœurs brésiliennes telles que l’esclavage les a faites. « A mon avis, dit le grand voyageur, Saint-Domingue est plus près que le Brésil de la civilisation. » Ces paroles vraies autrefois ne le sont-elles plus aujourd’hui? Vingt années, pendant lesquelles le crime social de l’esclavage s’est aggravé, auraient-elles élevé le niveau moral des Brésiliens?


III.

Depuis longtemps déjà, les hommes d’état de l’empire brésilien reconnaissent l’immense intérêt qu’aurait l’introduction du travail libre, et il ne se passe guère de session du congrès sans que le discours de l’empereur ou les rapports des ministres ne contiennent quelques paroles au sujet de cette question vitale; mais, il faut le dire, ce sont les embarras et non pas les horreurs de l’esclavage qui semblent préoccuper surtout les législateurs du Brésil, et l’on n’entend jamais d’éloquentes imprécations retentir dans leurs assemblées souveraines au sujet du crime national commis contre les noirs. Tout en profitant de la servitude de ces êtres avilis, les planteurs brésiliens voudraient aussi faire jouir leur pays de cette industrie active et intelligente que la liberté donne dans l’Amérique septentrionale aux émigrans d’Europe. Comparant avec envie la prospérité si étonnante de la république américaine à l’hésitation que montre leur patrie dans la voie du progrès, ils espèrent que, pour imprimer au Brésil tout l’élan de la jeune nation anglo-saxonne, il suffirait de détourner vers leurs plantations une partie de ce courant d’émigration qui va féconder les terres libres du nord: mais ils ne s’occupent pas de déblayer le terrain et de le préparer à la réception des étrangers, soit par l’émancipation immédiate des esclaves, soit par l’atténuation graduelle de la servitude. Ignorant qu’une population d’émigrans ne peut prospérer qu’à la condition de cultiver un sol affranchi, ils caressent le rêve insensé de pouvoir faire travailler paisiblement à côté les uns des autres des paysans d’Europe et des esclaves d’Afrique : ils comptent les attacher à la même glèbe.

  1. Dans la province de Minas-Geraës, la plus importante de l’empire, les enfans illégitimes forment le tiers de la population totale.