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voit ses chances de libération diminuer à mesure que sa valeur monétaire augmente. Ses faibles épargnes ne suivent pas le mouvement ascensionnel de son prix marchand, et malgré ses efforts il voit la liberté s’enfuir devant lui. Ainsi l’institution servile du Brésil suit parfaitement l’exemple fourni par la république américaine. Dans les deux pays, l’esclavage est devenu plus dur à chaque nouvelle concession qui lui est arrachée, et la suppression de la traite, ce grand triomphe de l’Angleterre abolitioniste sur l’Amérique esclavagiste, n’a servi qu’à rendre plus douloureux le sort des noirs. Cependant certains optimistes ont encore la naïveté de croire que la servitude involontaire finira par s’éteindre d’elle-même au Brésil. Le mal ne meurt pas ainsi : sa nature est d’empirer sans cesse, de gagner de proche en proche, de corrompre tout ce qui l’entoure, et de disparaître seulement à la suite d’une crise violente où toutes les forces vitales se réunissent pour l’expulser.

En même temps que le poids de l’esclavage devient plus lourd, la puissance de la féodalité territoriale s’accroît. Le grand planteur dont les vastes propriétés couvrent tout l’espace visible dans un même horizon, qui voit ses bestiaux paître par milliers dans ses campos ses esclaves travailler par centaines dans ses plantations de cannes ou de cafiers, est entouré d’un cortège d’hommes de toute couleur qui vivent de sa munificence et prouvent leur gratitude par de complaisans bulletins jetés dans l’urne électorale. Au milieu de tous ses satellites, le propriétaire féodal, qui du reste a le plus souvent titre de comte ou de baron et possède toute l’autorité politique et judiciaire, est en réalité roi dans son domaine ; il a ses vassaux et ne reconnaît pour suzerains que l’empereur et le congrès de Rio-Janeiro, composé pour la plus grande part de planteurs comme lui. La non-existence du majorat et la constitution si libérale du Brésil ne peuvent rien contre cette féodalité territoriale que la nature même des choses a fait naître, et qui devient chaque jour plus puissante, car, dans tous les pays où il existe, l’esclavage est le fait primordial et crée une société qui lui ressemble. C’est ainsi qu’aux États-Unis, des institutions bien plus démocratiques encore que celles de l’empire brésilien n’ont pas empêché la formation d’une oligarchie de planteurs qui a fini par mener la république aux abîmes.

Par une conséquence naturelle qui prouve l’étroite solidarité du mal, les deux aristocraties américaine et brésilienne en sont arrivées à chercher la source de leurs richesses et de leur pouvoir dans la production de deux ou trois denrées agricoles obtenues par le travail de leurs esclaves à l’exclusion de tous les autres produits. Naguère encore les planteurs des états à esclaves de l’Amérique du Nord étaient les grands producteurs de coton, et gouvernaient despotiquement les marchés où venaient s’approvisionner toutes les