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plicité plus ou moins naïve avec laquelle les propriétaires d’esclaves envisagent le sort de leur bétail humain que celui-ci doit la douceur relative de son existence. Les maîtres peuvent être bons princes, puisque d’importuns abolitionistes ne viennent pas menacer leur propriété sacrée. Ils ne se croient pas obligés, comme leurs confrères d’Amérique, d’inventer pour le nègre un nouveau péché originel, ni d’ériger en système la distinction absolue des races, ni de poser une infranchissable barrière entre la descendance des esclaves et celle des hommes libres. Ils n’éprouvent aucunement le besoin de s’acharner à la découverte d’une philosophie qui leur permette d’aggraver la servitude. D’ailleurs le plus ou moins d’âpre té déployé dans l’exploitation des esclaves est toujours en raison directe de la valeur monétaire des bras; or jusqu’à ces dernières années le travail des nègres brésiliens, alimenté sans cesse par la traite, représentait un capital beaucoup moins fort que celui des nègres américains[1].

Pour excuser l’esclavage imposé par les planteurs du Brésil, des gens de bonne foi ont souvent prétendu qu’il avait seulement le nom de commun avec l’esclavage américain, et réalisait en entier l’idéal tant prôné de la vie patriarcale. Une comparaison rapide établie entre les deux pays où règne la servitude involontaire semble en effet donner au premier abord quelque valeur à cette affirmation. Les esclaves des plantations brésiliennes, formant environ les cinq sixièmes de la population asservie[2], jouissent le dimanche d’une liberté relative, comme les nègres américains; mais ils ont de plus que ceux-ci de nombreux jours de fête distribués pendant tout le cours de l’année. De quinzaine en quinzaine, la plupart des planteurs leur accordent en outre la journée du samedi pour qu’ils puissent cultiver leurs propres enclos, honorés du titre de fazendas, et ajouter ainsi quelques fruits et quelques racines à la provision réglementaire de viande sèche (carne secca) fournie par l’économe. Dans les grandes villes de commerce, les maîtres, trop insoucians pour faire travailler eux-mêmes leurs esclaves, vont jusqu’à les laisser complètement libres de gagner leur vie à leur guise, à la condition qu’ils rapportent chaque jour une certaine somme fixée d’avance. Les nègres, laissés à leur propre initiative, s’organisent plus ou moins librement en bandes de travailleurs, se choisissent un

  1. Un vigoureux nègre de champ représente actuellement au Brésil un capital de 5,000 francs environ.
  2. En admettant le chiffre minimum de 2,400,000 esclaves, on peut diviser cette population d’une manière approximative en 2 millions de nègres de champ, 200,000 ouvriers de toute espèce, 260,000 hommes de peine loués à des tiers, et 100,000 domestiques.