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esclave: au Brésil, la proportion est d’un esclave sur trois habitans, et, grâce à la rapidité avec laquelle se déroulent les événemens de l’Amérique du Nord, il n’est pas douteux que, dans un avenir rapproché, l’empire brésilien n’ait le triste honneur d’occuper le premier rang comme puissance esclavagiste, non-seulement par la proportion relative, mais encore par le nombre absolu de ses esclaves. Dans presque toutes les provinces du littoral, entre Rio-Janeiro et Pernambuco, la population des nègres asservis dépasse considérablement celle des hommes libres. Bahia fourmille de noirs au point de ressembler à une cité d’Afrique.

Certaines formes de l’esclavage, il est vrai, sont incontestablement beaucoup plus cruelles dans les plantations américaines que dans celles du Brésil, et cependant, si je ne craignais de commettre un véritable blasphème en associant des idées aussi contradictoires, je dirais que l’institution servile offre aux États-Unis une apparence de moralité qu’on chercherait vainement au Brésil. Les planteurs américains, avertis par la réprobation de leurs compatriotes et par la voix de leur propre conscience, n’ont jamais cessé de discuter l’esclavage au point de vue de la justice. Ils l’avaient même condamné d’abord et avaient pris çà et là quelques mesures pour en préparer l’abolition; puis, quand les intérêts particuliers et les ambitions politiques vinrent modifier leurs opinions premières, ils tâchèrent du moins de justifier leur cause par tous les argumens imaginables. Cette prétention témoigne au moins d’un certain besoin de justice que les institutions ont pu pervertir, mais qu’elles n’ont pas complètement supprimé.

Immergée au contraire complètement dans l’esclavage, la société brésilienne ne saurait en apprécier la justice ou l’iniquité : ce fait monstrueux de la possession de l’homme par l’homme lui paraît si naturel, si peu répréhensible, que l’état lui-même achète ou reçoit en héritage des nègres et les fait travailler pour le compte du budget. Les couvens ont aussi leur domesticité africaine, que les contrats de vente déclarent être la propriété réelle du grand saint Benoît ou du non moins grand saint Ignace. De même, par pure charité d’âme, les administrateurs de l’hospice de Rio-Janeiro font l’acquisition de négresses nourrices pour allaiter les enfans trouvés. Ailleurs, d’après M. Avé-Lallemant, ce sont des médecins spéculateurs qui s’adressent au public par la voie des journaux et se portent acquéreurs de nègres malingres ou épuisés qu’ils tâchent de remettre sur pied pour les revendre ensuite à un bon prix; enfin on a vu des noirs posséder d’autres noirs, auxquels ils transmettaient leur propre besogne sans pouvoir se libérer eux-mêmes, tant la condition d’esclave semble normale dans ce malheureux pays. C’est même en partie à la sim-